L'ex-chef des Urgences de Roubaix, en colère, publie un livre

L' ex-chef des urgences de Roubaix, Marie-Anne Babé, qui a démissionné avec fracas en février dernier et qui exerce aujourd’hui au centre hospitalier de Wattrelos, sort ce jeudi un livre intitulé « Une urgentiste dans la tourmente ». 

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Le 20 février 2013, elle avait déclenché ce qu'on appellera la crise des Urgences de Roubaix. Marie-Anne Babé, chef de service des urgences du centre hospitalier pendant 30 ans, démissionne. Elle se dit "écoeurée», fatiguée du manque de moyens et d'écoute, lassée de batailler pour obtenir des postes de gardes supplémentaires la nuit. Elle avait expliqué les raisons de ce geste sur France 3 Nord Pas-de-Calais. 


Dans son livre "Une urgentiste dans la tourmente", Marie-Anne Babé revient sur ce coup de gueule et son travail aux Urgences. Son éditeur, Jean-Claude Gawsewitch explique : "Marie-Anne Babé a travaillé 70 heures par semaine pendant toutes ces années, accumulant les souvenirs de gardes avec ses collègues médecins, infirmiers, aide-soignants dans un service qui accueille 86 000 personnes par an. L'urgentiste joue un rôle primordial dans la société ; il se heurte quotidiennement aux cas de maltraitance envers les enfants et les femmes, aux problèmes posés par l'augmentation du nombre de personnes âgées, aux cas psychiatriques... Ce livre lui donne l'occasion de réfléchir aux évolutions des urgences depuis les années 70 : rivalités entre services, épuisement du personnel, conditions de travail qui se dégradent, la violence quotidienne... Elle livre une analyse crue que tout citoyen devrait lire pour comprendre l'hôpital de demain."

"Ce n’est pas juste un livre de réclamations, mais l’idée est de montrer notre satisfaction et les difficultés qu’on rencontre à travers notre exercice, précise-t-elle dans un entretien à La Voix du Nord. Nous avons des obstacles, on les pointe ; on a réussi à les contourner parfois, mais avec une population à soigner plus importante, il faut se poser les bonnes questions."

Extrait 1 : Bienvenue aux Urgences

Fin de garde au Smur. Voilà déjà douze heures que je suis en piste. Il est 6 h 30 du matin, mon équipe est crevée, mais le bip sonne. Accident, piéton
renversé, il faut y aller. Nous nous éloignons de la ville pour rejoindre à toute allure les routes de campagne qui mènent vers la Belgique. Trois maisons isolées, et au loin un homme corpulent apparaît à terre. Pas de voiture, juste quelques personnes au bord de la route.
– Vous êtes arrivés vite ! C’est terrible, il venait de sortir du Campanile, là-bas, raconte une des habitantes du hameau.
– C’est un habitué, il vient prendre son petitdéjeuner chez nous tous les matins avant d’aller travailler, confirme un serveur.
– Une voiture est passée à toute vitesse, a fait un écart et l’a renversé.
– Elle a pris la fuite !
Sous la pluie battante qui transperce nos blousons fluorescents, j’examine le blessé dont le cuir chevelu saigne abondamment.
– Traumatisme crânien, coma profond, pupilles inégales.
Cette unique pupille dilatée signale une souffrance cérébrale grave. Il n’y a pas de temps à perdre : scanner et neurochirurgie s’imposent. Mais avant tout transport, l’intubation est nécessaire. Sous la pluie, l’opération n’est pas commode. Le contenu acide de l’estomac est déjà
dans la bouche, l’odeur est forte, l’aspirateur réclamé ne fonctionne pas bien, il se bouche avec les débris de pain mal mâchés du copieux petitdéjeuner
que notre homme a ingurgité quelques minutes plus tôt. Les vomissures éclaboussent ma veste de Smur, mais je ne m’en aperçois pas. Tout
ce qui compte : protéger les voies aériennes du blessé, vider son estomac, le stabiliser pour enfin le transporter vers le CHRU de Lille, établissement
à la pointe pour le traitement des traumatisés de la route.

La police est arrivée, elle peut nous escorter sur ces dangereuses routes de campagne pour arriver au plus vite à Lille. Mais tout à coup, mon véhicule
s’arrête. La portière arrière s’ouvre. 
– Bonjour docteur Babé, désolée de vous interrompre, mais je viens vous relever !
Au fond du véhicule, la silhouette d’une de mes collègues urgentistes se dessine sous les bourrasques d’une pluie battante.
– Comment ça, que se passe-t-il ?
– Votre rendez-vous de 8 h 30 à la faculté ! Le directeur m’a envoyée vous chercher. Vous êtes attendue par les étudiants.
Concentrée sur mon intervention, je la regarde hébétée, étonnée par cette relève inopinée.
– Eh bien, merci... Ciao, l’équipe... À demain. Et pensez à me donner des nouvelles du patient !
Le cortège s’ébranle à nouveau, toutes sirènes hurlantes, pour confi er au plus vite le blessé au neurochirurgien. Mais sans moi. Je me retrouve
seule, puante, dégoulinante de pluie au milieu de la campagne. Qui plus est, avec l’un des véhicules du Smur chargé de matériel que ma relève
a emprunté, croyant bien faire. Or je suis loin d’être à l’aise. Chef de service, je prends des gardes de Smur depuis trente ans, mais je n’ai jamais conduit ces engins lourds, peu maniables, dont seuls les rétroviseurs extérieurs sont utilisables et dont les essuie-glaces peinent à chasser du pare-brise les bourrasques de pluie. Pas de GPS embarqué à cette époque... Où suis-je ? Où vais-je ? Je redémarre en pilote automatique, hagarde, regrettant amèrement l’absence de mon ambulancier préféré.
Les images de l’intervention me reviennent en boucle. Mon malade a beau être entre les mains d’un médecin expérimenté, l’impression d’inachevé
m’envahit, le sentiment d’avoir abandonné mon patient aussi. Concentrée sur ma mission, je n’étais absolument pas préparée à l’interrompre.
Tout en conduisant la 505 chargée de matériel vers l’hôpital, mes pensées restent figées sur l’intervention.
Il me manque le temps de relâchement qui existe d’habitude quand, la mission terminée, l’équipe revient ensemble et reconstitue son énergie
avant l’appel urgent suivant. Rentrée malgré tout à bon port, je sors dans un état second de la voiture que j’abandonne dans le sas des ambulances de l’urgence. Le personnel me voit passer ahurie, sale, trempée, pâle. Un collègue saisit la clé de contact et gare le véhicule relais dans
le garage du Smur. Les infirmières m’assaillent. – Docteur Babé, que s’est-il passé ?
Je n’ai ni le temps ni la volonté d’expliquer, je suis déjà dans la phase suivante, mon rendez-vous. Une douche rapide, et je me rhabille en civil pour courir
vers l’école d’infi rmières où le directeur m’attend au pied d’un amphithéâtre bondé d’étudiantes ! D’un ton sévère, il m’interpelle, micro éteint.

– Je commençais à m’impatienter ! Vous n’aviez tout de même pas oublié le débat ? Déjà une demi-heure que je suis seul à parler...
– Je sors de garde... J’étais sur un accident...
Mes excuses se noient dans des larmes de nervosité. Mais pas le temps pour les états d’âme. Les larmes sont vite essuyées ; il s’agit de participer
avec dignité à l’échange qui réunit étudiants, professionnels et direction.

Extrait 2 : Face à la mort

Le bip sonne dans ma poche, on m’attend à l’accueil. Dans l’entrée des urgences, le véhicule des pompiers est déjà là, son conducteur note l’adresse
de l’intervention.
– Salut docteur, on part pour un arrêt cardiaque, une jeune mère qui était en train d’allaiter. Sergio, l’homme du feu d’habitude souriant, me paraît soudain bien soucieux.
– Salut Sergio, ça va ?
Pas de réponse. Toutes sirènes hurlantes, nous fonçons en direction d’un quartier pavillonnaire à la périphérie de Roubaix. J’aurais bien profi té
de cette belle journée, mais je le sens, un drame m’attend. Une mort en post-partum, rien de plus triste. Je me prépare au pire, mais il est peut-être
encore temps de sauver la jeune accouchée. Le véhicule pile. Il me faut chasser ces idées noires, passer à l’action. Nous sortons en toute hâte,
matériel en main. Une femme d’une soixantaine d’années attend sur le pas de la porte et tente de nous expliquer la situation.
– C’est ma fille, France, elle est sortie hier de la maternité. Elle est tombée raide... Le petit est né il y a trois jours... Faites vite !
– Allez-y, madame, montrez-nous où elle se trouve.
– Suivez-moi.
Au milieu du salon, une jeune femme d’à peine 30 ans est étendue sur un tapis marocain, inerte, le visage bleu marine. Son chemisier est encore ouvert
sur le sein gorgé de lait, pas de battements cardiaques.
– Allez, on masse ! Alain, branche-moi les électrodes. Claire, une voix veineuse en vitesse. Oxygène, intubation, OK ! Faites venir les pompiers
pour vous relayer au massage. C’est certainement une embolie pulmonaire, ça arrive chez les femmes qui viennent d’accoucher. Il faut dissoudre
le caillot. Claire, prépare le thrombolytique et injecte, on a peut-être une chance.
Mais France ne rosit pas. Le racé du monitoring reste plat malgré nos efforts, nos drogues, notre énergie. Je me refuse à dire à la mère que sa
fi lle est morte. Il faut la transporter à l’hôpital et continuer la réanimation. Nous n’avons pas une minute à perdre.

– Est-ce que le bébé va bien ?
– Je l’ai couché après avoir appelé le 15, pas de problème. Et France, ça va aller ?
– C’est grave, madame, une embolie, on l’emmène à l’hôpital.
Alors que le véhicule file à toute allure à travers la ville, nous nous relayons avec l’infirmier pour continuer la ventilation et le massage cardiaque.
Je hurle à Sergio d’appeler le Samu pour qu’il prévienne le cardiologue de nous rejoindre en salle d’urgence pour une échographie. À notre arrivée, l’équipe nous attend. L’échographie chauffe, le diagnostic tombe : arrêt cardiaque et embolie. Aidée du cardiologue et d’un autre urgentiste, je poursuis sans y croire la réanimation. Efforts inutiles, c’est à moi de prendre la décision.
– France est morte, on arrête tout.
Dans ma poche, je serre le morceau de papier sur lequel la mère de France a inscrit le numéro de téléphone du père de l’enfant. Claire s’approche
de moi. 
– Sergio, le pompier avec qui on est sorti, est là. Il veut vous voir. Il n’est pas seul.
Je me dirige vers mon bureau et découvre Sergio qui tient deux enfants par la main, deux petits de 4 et 6 ans. Un autre homme, un grand brun longiligne,
l’accompagne, une petite fille entre les bras.
– Je connais la patiente, docteur, c’est mon ex. On a divorcé, on a deux enfants ensemble.
D’un geste, le pompier me les montre.
– Et tu ne m’as rien dit, Sergio ?
– Je connaissais l’adresse, mais je vous ai laissée faire votre boulot... J’ai prévenu son mari.
– Suivez-moi tous les deux, une aide-soignante va s’occuper des enfants.
– Non, on reste tous ensemble, hein, Bruno ? Dites-nous ce qui s’est passé.
Je demande à Claire de rester avec moi pour m’épauler dans l’épreuve qui m’attend. Nous faisons face aux deux hommes assis, leurs enfants sur
les genoux.
– Votre femme... ton ex, Sergio, est morte.
– Comment c’est possible, elle était en pleine forme pendant sa grossesse, l’accouchement s’est bien passé. Elle était si heureuse, c’est inimaginable !
– Malheureusement, la grossesse peut favoriser la formation de caillots dans les jambes ou le petit bassin et quelquefois le caillot bouche les artères
pulmonaires. L’embolie n’est pas toujours mortelle, mais chez France, elle l’a tuée.
– Elle a souffert ?
– Non, elle a été foudroyée. Elle allaitait le petit, elle n’a pas souffert. Nous sommes arrivés très vite, nous nous sommes battus pour dissoudre le caillot,
mais le coeur n’est jamais reparti.

Les enfants chahutent et gigotent dans tous les sens. Les deux hommes se tournent l’un vers l’autre et se prennent dans les bras pour ensuite jeter un
long regard plein de tendresse sur les trois enfants inconscients du drame qui vient de se dérouler. Les yeux embués de larmes, ils nous sourient.
– Vous savez, docteur, la vie ne s’arrête pas là.
– Nos enfants ont besoin de leur père et on sera là. Leurs mots réchauffent l’atmosphère. Tous les quatre, nous parlons longtemps, très longtemps,
en tentant d’expliquer l’inexplicable. Unis par leurs enfants et par une femme qui avait été la leur, ils se soutenaient l’un l’autre. Une solidarité paternelle
et fraternelle était en train de se nouer. Je garde en souvenir l’image de ces deux hommes quittant l’hôpital, leurs enfants de chaque côté ; on aurait
dit des frères. Un instant précieux pour nous, si souvent mis en échec devant la dure loi de la vie. Un moment d’humanité indispensable à l’espoir.
Nous ne sommes ni des saints ni des magiciens. Nous ne pouvons pas ressusciter les morts, mais nous pouvons parler pour aider les familles à faire
le deuil, à comprendre un décès brutal, un diagnostic qui bien souvent leur échappe. Nous n’en sortons pas indemnes.
 

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