Mai 1981 : François Mitterrand accède à l'Elysée. A l'occasion des quarante ans de cet événement, nous vous faisons revivre les coulisses de l'histoire dans une série d'articles. Aujourd'hui, retour en mars 1981 donc, au moment où la campagne électorale semble basculer.
Le quarantième anniversaire du 10 mai va rappeler de mauvais souvenirs à la droite française. Il va raviver - 40 ans après le duel fratricide Chirac/Giscard qui amènera la victoire de François Mitterrand - les divisions et les blessures de la dernière élection présidentielle. Deux défaites annoncées. 1981 : la première alternance dans l’histoire de la Vème République. 2017 : l’absence de la Droite, pour la première fois, au second tour.
En 1981, à partir de mars, la Droite commence à comprendre qu’elle va perdre.
"Ce n’est pas Mitterrand qui a gagné, c’est Giscard qui a perdu." C’est Marc-Philippe Daubresse qui fait cette analyse. En 1981, l’ancien député-maire de Lambersart est pour le département du Nord délégué général de l’UDF, le parti centriste. A ce poste, il a été élu trois ans plus tôt. Il est le plus jeune délégué départemental en France. Il a 27 ans et il est évidemment très actif dans la campagne de Valéry Giscard d’Estaing.
"Deux mois avant l’élection présidentielle, se rappelle celui qui est maintenant sénateur LR du Nord, on sent qu’on est très mal barré. A la fin de son septennat, Giscard apparait comme très isolé du peuple. Il apparait plus aristo que jamais, alors qu’il avait commencé son mandat avec la volonté de vouloir se rapprocher des gens simples. C’est une accumulation dont nous, les militants, prenons soudainement conscience. Il y avait ceux que j’appelle les « petits marquis » comme Michel d’Ornano ou Michel Poniatowski, pas franchement populaires, qui « grenouillaient » dans l’entourage du président sortant et dégradaient son image auprès des français. Le message était brouillé, à cause de l’inflation, à cause des deux chocs pétroliers et à cause de la rigueur prônée par Raymond Barre. L’ancien Premier Ministre en disait trop, parlant sans filtre de la dégradation économique du pays. Et à tout ça… s’ajoutait l’affaire des diamants. Ca faisait beaucoup."
Les vieilles rancunes refont surface
Jacques Legendre est sans doute l’un des hommes politiques qui bénéficie, en ce début d’année 1981, du meilleur poste d’observation. L’ancien sénateur LR du Nord, ancien député-maire de Cambrai, est tout à la fois gaulliste membre du RPR et membre du gouvernement centriste de Raymond Barre. Un pied dans chaque camp. Une position délicate. Un travail d’équilibriste.
Ce qui n’empêche pas Jacques Legendre, par loyauté, à appeler à voter Giscard dès le premier tour. Celui qui est alors secrétaire d’Etat chargé de la formation professionnelle, se souvient : "Jusqu’en décembre 80, le président de la République est très optimiste. Il a le vent en poupe. Les sondages sont bons. (56% pour Giscard et 44% pour Mitterrand selon un sondage publié par Le Figaro le 10 décembre). Et en janvier, quand François Mitterrand est choisi pour être le candidat du PS, Valéry Giscard d’Estaing est soulagé. Il redoutait d’affronter Michel Rocard, selon lui l’adversaire le plus dangereux."
Deux droites irréconciliables, à deux mois de l'élection
Mais au début du printemps, Jacques Legendre commence à douter. Il s’inquiète des tensions grandissantes entre le RPR et le gouvernement. Les vieilles rancunes refont surface. Les gaullistes n’ont pas pardonné l’éviction brutale de Chirac de Matignon en 1976 et le « non » de Giscard au référendum de 1969 qui conduira à la démission du Général. Les giscardiens, eux, ne pardonnent pas « l’appel de Cochin » lancé par Chirac contre l’Europe, en 1978, qui vise directement l’UDF. A deux mois du premier tour, prévu pour le 26 avril 1981, le fossé se creuse entre deux droites irréconciliables. " Je rencontre alors Bernard Pons, secrétaire général du RPR, explique Jacques Legendre. Je lui dis que la droite joue un jeu très dangereux. Mais lui reste persuadé qu’il peut encore battre Giscard et battre Mitterrand. " Chirac ne fera que 18%...
La gauche en profite. "Elle était déchainée, raconte Jacques Legendre. Divisée elle aussi… mais déchainée. Les socialistes surtout avaient soif de victoire. Plus que nous peut-être. Fin janvier, on commence à décrocher."
Jacques Legendre s’inquiète également de la dégradation du climat social. Le septennat se termine avec un million de chômeurs en plus. "Et il se termine, dans le Nord, avec la crise de la sidérurgie, rappelle Jacques Legendre. Des milliers d’emplois supprimés dans le Denaisis et le Valenciennois, en 1979, avec la fermeture d’Usinor. Un drame terrible. Je n’ai pas oublié les sidérurgistes de Denain débarquant à Cambrai dans des dizaines de bus et les inscriptions peintes sur ma mairie : Barre SS, Legendre assassin."
Jusqu’au bout, le président sortant va tenter de câliner ce Nord-Pas de Calais, terre natale du Général de Gaulle et terre industrielle. En octobre 80, il effectue un voyage officiel dans la Métropole, la Flandre et l’Arrageois. Le 8 avril 1981, il réussit un beau meeting dans le Palais des Expositions de Lille, dans une salle bondée et enthousiaste. Au soir du premier tour, le 26 avril, Giscard vire en tête dans le Nord et ne cède qu’un point et demi à Mitterrand dans le Pas de Calais. Il a bien résisté. Rien – en théorie - n’est perdu.
Mitterand ne tiendra pas un mois
La Droite, alors, va s’entretuer.
Il y a deux semaines entre le 26 avril et le 10 mai 81. "Dès le mardi ou le mercredi suivant le premier tour, se souvient Marc-Philippe Daubresse, on entend des bruits comme quoi le RPR va planter Giscard. A l’époque, il n’y a pas de réseaux sociaux mais le bouche à oreille des militants et des sympathisants fonctionne bien. La consigne de vote des souverainistes du RPR, c’est clairement de provoquer la défaite de Giscard. Chirac est déjà dans le coup d’après… les élections présidentielles de 1988."
Jacques Legendre va plus loin. "L’idée un peu folle du RPR, c’était de croire que Mitterrand, une fois élu avec l’aide des communistes, ne tiendrait pas trois mois. Le RPR pensait très sérieusement qu’il pouvait gagner les élections législatives, juste après la présidentielle ! Et que Mitterrand, du coup, n’irait pas au bout de son mandat. Donc la consigne chez les gaullistes, oui, c’était de ne pas voter Giscard..."
Jacques Vernier tempère ces propos. Au Printemps 81, celui qui deviendra deux ans plus tard maire de Douai est alors un jeune cadre du RPR. Secrétaire de circonscription. Il affirme n’avoir reçu aucune consigne, formelle ou informelle. "Entre les deux tours, le 3 mai, dit-il, je me revois dans le bus avec les militants gaullistes du Douaisis, pour aller à Paris au grand meeting de Giscard. Il n’y a pas eu de problème pour rassembler et motiver les troupes. Pas de réticence. Au contraire. Les militants, même les plus modérés, étaient effrayés par le programme commun. On était pour Giscard, à fond."
Mais Jacques Vernier admet qu’il n’est pas surpris par le résultat du 10 mai. "On sentait pendant la campagne du premier tour, au fil des semaines, que les dissensions à droite devenaient préoccupantes. Giscard n’a pas aidé. Il n’a pas réussi à se dépouiller de son image de « grand seigneur » et il s’est empêtré, emberlificoté dans l’affaire des Diamants. Il a manqué sa rencontre avec les français."
Jacques Legendre, lui aussi, a senti le désastre arriver. Il n‘a pas oublié que sept ans plus tôt, en 1974, Valéry Giscard d’Estaing l’a emporté de peu sur François Mitterrand : 50,8%. Avec l’aide de Maurice Shumann, député RPR du Nord et ancien ministre de de Gaulle et Pompidou, il tente de convaincre tous les élus de droite de son département de signer un appel à voter Giscard au second tour. Ca rechigne. Arthur Moulin, l’influant député-maire RPR d’Avesnes-sur-Helpe, refuse de signer cet appel commun.
"Arthur Moulin, c’était un pur et dur, rappelle Alain Poyart, qui lui-même a été maire UMP d’Avesnes. Il était très remonté contre Giscard. C’était un proche de Charles Pasqua. Il ne pardonnait pas la cassure terrible de 1976, quand Chirac quitte son poste de Premier Ministre. Pour nous, les militants de l’Avesnois, c’était différent : on sentait depuis des mois que le torchon brûlait entre Chiraquiens et Giscardiens ; et on ne comprenait pas pourquoi la droite, qui avait toutes les cartes en main pour gagner, allait perdre. Il y avait un fossé énorme entre les territoires et Paris, entre la base et les cadres du parti."
Au soir du 10 mai, Jacques Chirac n’arrange rien. Il sème un peu plus encore la confusion dans les esprits en appelant à voter "selon sa conscience." Dans ses mémoires, bien des années plus tard, Valéry Giscard d’Estaing dénoncera une "manœuvre stupide et honteuse."
Le résultat de ce double-jeu, on le connait : François Mitterrand passera 14 ans à l’Elysée. Le 10 mai (sans même qu’on ait besoin de préciser l’année) restera comme la défaite "historique" de la droite. Suivront la défaite "rageante" de 1988 ; la défaite "abracadabrantesque" de 1997 ; la défaite "ingrate" de 2012 ; la défaite "humiliante" de 2017. Les 8% de 2019.
L’histoire est têtue.