ENQUÊTE. Comment une institutrice de Valenciennes continue à enseigner malgré des plaintes pour violences et harcèlement

La mère d'un élève de CE2 a déposé plainte en avril contre une institutrice d'une école privée de Valenciennes pour "harcèlement" et "violences sur mineur". Dès 2004, un premier dépôt de plainte avait été déposé. Comment expliquer que cette institutrice ait pu continuer à enseigner ?  

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Au départ de l'affaire, une plainte déposée par une mère d'élève, Corinne Dellavedova, en avril dernier. Pour "harcèlement et violences" contre son fils scolarisé en CE2 dans l'école privée Sainte-Marie à Valenciennes. 

Une plainte qui va en faire ressortir d'autres, plus anciennes, remontant parfois à plus de 15 ans. Et poser des question plus graves : a-t-on laissé une institurice enseigner pendant des années alors qu'elle était accusée de violences envers des enfants ? L'Education nationale a-t-elle trop tardé à agir ? La parole des enfants et de leurs parents a-t-elle été suffisamment entendue ?
 

Pourquoi une plainte a-t-elle été déposée en avril dernier ? 


Lorsque Mathéo, son fils, s'est retrouvé en CE2 dans la classe de cette institutrice, Corinne Dellavedova a immédiatement eu des craintes. "J'en avais déjà entendu parler. On me disait qu'elle frappait beaucoup les enfants. A la pré-rentrée, je suis allée la voir. Je lui ai dit qu'elle n'avait pas intérêt à toucher à mon fils car je ne ferais pas partie des parents qui resteraient les bras ballants". 

Le début de l'année semble se passer normalement jusqu'au 17 septembre 2018. "Mon fils revient avec une trace de main en plein visage. Le directeur a été prévenu et m'a conseillé de me rapprocher du diocèse et de l'inspection académique".

Des rendez-vous qui réunissent l'inspecteur académique, l'institutrice, la mère et son fils se succèdent alors : "Lors du premier rendez-vous, elle a reconnu son geste et s'est excusée. L'inspecteur académique m'a annoncé qu'elle était déjà suivie pour des faits similaires." 

Deux solutions sont présentées à l'enfant : soit il change d'école car il n'y a pas d'autres classes de CE2 à Sainte-Marie, soit il reste dans la même classe. "Il a préféré rester car il avait tous ses copains dans cette école", explique sa mère.  

Mais au fur et à mesure de l'année, ses résultats dégringolent : "Au début, il avait 14,5 de moyenne, mais ses notes ont baissé de plus en plus. Mon fils ne me disait rien car il ne voulait pas m'embêter avec ses problèmes."
 

Elle l'appelait "moules frites" ou "merlant frit".


Pour comprendre son fils, elle discute avec les autres enfants : " Je me suis rendue compte qu'il était de plus en plus isolé. Il était tout seul à table, l'institutrice refusait de lui expliquer les leçons qu'il ne comprenait pas et elle l'appelait "moules-frites" ou "merlan frit"". 
 
"Le 24 avril, je fais un dépôt de plainte car mon fils est revenu de l'école en pleurs. Elle l'a empêché de nous faire un cadeau pour la fête des pères et des mères sous prétexte qu'on ne le méritait pas". Suite à cet événement, son fils ne retourne plus à l'école. "Il a suivi un traitement médical. A chaque fois que je lui parlais de l'école, il vomissait et ne dormait plus la nuit. Il a vu trois fois un psychologue et j'ai dû prendre un professeur à domicile à ma charge pour ne pas qu'il perde du temps dans sa scolarité."



En septembre, Mathéo reprend les cours en CM1, toujours dans la même école mais avec un autre instituteur, le directeur de l'école. "La première semaine a été compliquée, il a fait des cauchemars" mais elle assure que depuis ça va mieux.

L'institutrice en question a été mise en arrêt au mois de mai mais l'affaire ne s'arrête pas là. Après avoir témoigné dans La Voix du Nord, Corinne Dellavedova est sollicitée par d'autres familles dont les enfants ont vécu la même chose. "J'ai reçu 53 témoignages de parents dont certains avaient eu leurs enfants scolarisés dans d'autres écoles où elle avait enseigné précédemment". 
 

L'institutrice avait-elle déjà été visée par d'autres plaintes ? 


En 2004, une plainte avait déjà été déposée par une autre mère d'élève, contre la même institutrice. Cette fois-ci, l'institutrice ne travaillait pas à Valenciennes mais à l'école primaire Sacré-Choeur d'Anzin. 

"Mon fils qui va sur ses 25 ans, était dans sa classe en CE2. Ça s'est tellement mal passé qu'il a redoublé et a passé deux années avec cette même maîtresse", se souvient Magda Gilleron, une habitante de Beuvrages (près de Valenciennes) et institutrice dans la même école que la maîtresse en question. 

"Elle frappait toujours mon fils, mais lui ne me le disait pas". Elle affirme qu'on lui a proposé ensuite une médiation. "Devant la directrice de l'école, la maîtresse a retourné la situation à son avantage. Elle a justifié ses actes par la turbulence de mon fils. Mais même si c'était le cas, elle n'avait pas à lever la main sur lui", dénonce-t-elle. 

Je suis très en colère parce qu'elle a continué à frapper.


Après cette réunion, l'institutrice aurait continué à "le martyriser". Conséquence, Tanguy a développé, selon elle, "des troubles du comportement". A cette époque, il n'aurait pas été le seul touché. "Nous avons été plusieurs mamans à déposer plainte sur le même laps de temps. On nous a ensuite informées qu'elle avait arrêté d'enseigner."

C'est donc la stupéfaction lorsqu'elle tombe sur l'article de La Voix du Nord : "Mon corps s'est mis à trembler, je savais que c'était elle. J'ai joint Corinne Dellavedova pour en avoir la confirmation. Je suis très en colère parce qu'elle a continué à frapper, elle a toujours fait ça. Je ne comprends pas qu'on ne protège pas tous ces enfants". 

Aujourd'hui, le commissariat de Valenciennes lui a indiqué ne pas avoir de trace de sa plainte. Mais elle ne se décourage pas : "On ne perd pas une plainte comme ça". Elle a décidé d'appuyer le témoignage de Corinne Dellavedova tout comme une autre mère d'élève. Cette dernière va même redéposer plainte avec sa fille, Elodie Carpentier, désormais âgée de 24 ans.

"J'étais en pleine difficulté scolaire en CE2 et elle n'était pas contente. Elle me lançait des livres sur la tête, des craies, elle avait toujours des paroles déplacées, c'était une vraie sorcière", se souvient la jeune femme qui dit ne pas avoir gardé de séquelles. "Maintenant c'est du passé, mais c'est triste, malheureux, qu'elle ait pu continuer à enseigner". La plainte de sa mère, alors présidente du comité des parents d'élèves, était restée sans suite. 

Une autre maman dont l'enfant a été scolarisé à l'école Sainte-Marie de Valenciennes avec l'institutrice, hésite à porter plainte. "Ça a été une année particulièrement difficile pour lui. Ce n'était déjà pas un grand amoureux de l'école, mais au fil de l'année, il ne voulait plus travailler, faire ses devoirs, il était souvent en pleurs et démotivé. Il me disait : "que je travaille ou pas, l'institutrice sera toujours mécontente". 

Car selon elle, l'institutrice aurait eu tendance à rabaisser les élèves : "Elle leur disait : "Tu es nul, tu n'arrives pas à travailler, tu m'énerves, je vais te claquer dans le mur. Tout au long de l'année, c'était des insultes, des quolibets", rapporte la mère du garçon. 

La situation s'empire. Elle aurait tiré les oreilles de Matthieu (prénom changé). "Lorsque je suis venue le chercher à la sortie, il était en pleurs. J'ai appelé le lendemain le directeur car ce n'était plus possible. Il a avoué son désaccord avec les méthodes de l'institutrice qu'il jugeait d'une autre époque. Il m'a conseillé d'écrire un courrier, ce que je n'ai pas fait. J'ai préféré aller voir l'institutrice qui a minimisé les faits", se souvient-elle.


J'en ai marre de la vie, je suis nul, je suis bon à rien, je veux mourir.
 

"L'année s'est déroulée comme ça. Mon enfant a eu une année très difficile durant laquelle il a aussi vécu un décès familial. Un jour, il m'a dit : "J'en ai marre de la vie, je suis nul, je suis bon à rien, je veux mourir"". Il est depuis suivi par un psychologue. 

Sur le coup, elle n'a pas voulu porter plainte. "Je fais partie de cette génération où on a connu des instituteurs très sévères, où on enseignait en humiliant. Heureusement, ça ne se pratique plus aujourd'hui". Mais après la publication de l'article, elle pense le faire : "J'ai trouvé qu'elle avait eu beaucoup de courage et qu'il y avait des choses qui ne sont pas acceptables. Mon mari hésite toujours, mais ce serait bien qu'un adulte, autre que ses parents, l'écoute et lui fasse comprendre que ce qu'il a vécu n'est pas normal". 

En attendant, elle a décidé d'appuyer elle aussi le témoignage de Corinne Dellavedova. 

En 2016, une autre mère d'élève dit avoir déposé une plainte finalement classée sans suite. "Mon fils est multy-dys [dysphasie, dyslexie, dyspraxie, dyscalculie]. L'institutrice l'a griffé parce qu'il n'avait pas réussi à coller correctement la feuille sur son carnet. Je suis allée voir le directeur, monsieur Payen, et il a permis à mon fils de changer de classe. Désormais, il est en cinquième SEGPA [section d'enseignement général et professionnel adapté] et il déteste l'école. Il accuse un gros retard scolaire et ce qui s'est passé avec la maîtresse a laissé de grosses séquelles", raconte la mère de Mohamed.  
 

Interrogé, le commissariat de Valenciennes dit n'avoir trouvé aucune trace de dépôt de plainte contre cette ancienne institutrice, autre que celui de Corinne Dellavedova. Pourtant, cette dernière affirme au téléphone que la brigade des mineurs du commissariat lui a montré le dépôt de plainte qui a suivi la griffure du petit garçon en 2016. 

L'inspecteur académique a aussi fait état de trois dépôts de plainte contre l'institutrice : en 2004, 2016 et 2019. "Je pensais que la mère de Mohamed avait retiré sa plainte", a-t-il ajouté. 
 

Comment l'institutrice a-t-elle pu continuer à enseigner ?


Arrivée en 2006 à l'école Sainte-Marie de Valenciennes, l'institutrice avait déjà travaillé dans au moins deux autres écoles précédemment, et ce, malgré la plainte groupée déposée en 2004-2005 par Magda Gilleron, et d'autres mères d'élèves ou celle de la mère de Mohamed en 2016. 

"Que ce soit le diocèse, l'inspecteur académique ou le directeur de l'école, personne n'a fait son travail", ne décolère pas Corinne Dellavedova. "Comme le petit avait été frappé, le directeur aurait dû faire un signalement au commissaire de police. L'inspecteur académique qui nous a suivi pendant trois mois avec six rendez-vous communs aurait dû faire un rapport. Le diocèse aurait lui aussi dû faire un rapport, d'autant qu'il reconnaît  qu'il y a eu un tas de problèmes avec cette maîtresse". 

Le directeur du diocèse de Cambrai, Dieudonné Davion, estime avoir fait ce qu'il pouvait : "Nous n'avons aucun pouvoir disciplinaire sur les maîtres car ils sont en contrat avec l'Etat. Nous pouvons seulement faire des signalements au niveau de l'inspecteur de l'éducation nationale."

S'il reconnaît le comportement problématique de l'institutrice, il les lie à son état physique : "Il n'y a pas de faits répréhensibles. C'est une enseignante qui rencontre des difficultés quand elle est fatiguée [...] On essaye au plus possible de protéger les enfants mais aussi de permettre aux instituteurs d'aller mieux. On a une obligation d'agir mais on n'arrive pas toujours à un résultat satisfaisant". 

Pourtant, avant le transfert d'une institutrice d'une école à une autre, une commission interne "examine les volontés des différents maîtres, leur désir de mutation. A l'issue de ce travail interne diocésain, une proposition est faite au rectorat qui valide ou non".

Mais cette commission ne revient pas sur le dossier passé de l'enseignant selon Dieudonné Davion : "Ce n'est pas une commission disciplinaire. Dans 99% des cas, l'enseignant demande à être muté pour des raisons personnelles. Ils veulent changer de niveau d'enseignement, leur conjoint déménage,... Lorsque c'est pour un motif disciplinaire, on propose à l'instituteur de changer d'environnement pour voir si les choses peuvent s'améliorer. De temps en temps, ça va mieux". 

Christophe Payen, directeur de l'école primaire Sainte-Marie de Valenciennes, estime avoir fait le nécessaire pour protéger ses élèves. "En tant que chef d'établissement, j'ai à faire remonter des choses quand j'estime que certaines lignes ont été franchies ou quand on n'arrive pas à avoir de dialogue avec l'enseignant."

Pour trouver une explication à son comportement, il se réfère au concept de pédagogie noire, mis en évidence à la fin des années 1970 par une auteure allemande, Katharina Rutschky.  Cette forme d'éducation répressive qui vise à soumettre les enfants à différentes méthodes qui incluent les châtiments corporels et la manipulation mentale.
 

Les procédures sont longues, ce qui fait que, de l'extérieur, ça peut paraître très bizarre.


"Il y a quelques années, on mettait des bonnets d'âne sur la tête des enfants, on tapait sur leurs doigts. On a peut-être connu dans les années 1970-80 des enseignants qui donnaient des noms de quolibets aux élèves mais toutes ces choses n'ont plus lieu d'être dans l'école du XXIe siècle."

Il estime que "d'un point de vue administratif, ce qui devait être fait, a été fait. J'ai pour habitude de passer plusieurs fois dans les classes par semaine. Si un enseignant, un enfant ou une famille a une question, la porte de mon bureau est toujours ouverte".

"La procédure est longue, d'autant plus, vu de l'extérieur. Quand madame Dellevadova m'a averti, j'ai fait remonter l'information à la direction diocésaine et à l'inspection nationale". Une série de réunions a ensuite été organisée. "A la suite de ces quelques rencontres, l'incident était clos. Le geste, on ne sait si c'est une claque ou une gifle mais c'est un geste qui n'aurait jamais dû être fait". Depuis cet incident, l'institutrice est en arrêt maladie. 
 

Si, ni le directeur du diocèse, ni le directeur de l'école primaire n'ont de pouvoirs de sanction, l'inspection de l'éducation nationale est en capacité de le faire. L'inspecteur de la circonscription de Valenciennes centre, Thierry Mercier, appelle à la prudence. "D'un côté, il y a la version de la famille qui apporte des éléments, de l'autre, il y a aussi ce qui se passe du côté de l'enseignante. Tout n'est pas tout blanc, ni tout noir". 

Face aux critiques des mères d'élèves, il se défend de n'avoir rien fait. "En 2016, suite à l'incident entre l'institutrice et Mohamed, son élève, on a mis en place un contrat de progrès professionnel où on demande au personnel de se soigner. C'est un suivi qui s'étale sur un an et demi."

Pour lui, le fait que l'institutrice ait réitéré des gestes violents est un dérapage : "Si cela n'excuse pas le geste, l'enfant avait un comportement en classe qui était difficile à gérer. C'est un dérapage de cette enseignante."

Il revient aussi sur le premier dépôt de plainte en 2004. "Il y avait eu un autre incident dans un secteur différent de l'agglomération de Valenciennes [L'institutrice exerçait alors à l'école primaire Sacré-Choeur d'Anzin, ndlr]. A l'époque, un rappel à l'ordre pour comportement inacceptable avait été décidé."
 

De nouvelles sanctions pour l'institutrice ? 


La décision de contrat de suivi professionnel pris en 2016 est une sanction plus lourde selon Thierry Mercier : "Ce n'est pas une petite procédure, c'est plus astreignant qu'il n'y parait. L'administration suit son chemin. On cherche à ce que la procédure ne prenne pas parti pour un côté plus que pour l'autre. L'institutrice a eu des gestes inadaptés mais ce ne sont pas des sévices ou des blessures sinon elle aurait été suspendue sine die."

Si la situation s'est de nouveau dégradée, notamment par la gifle à Mathéo, c'est par un manque de communication selon l'inspecteur. "C'est une explosion que tout le monde regrette. Le point de départ de cette situation est un manque de communication. Elle n'a pas su dire au directeur de l'école que la tension montait. On le regrette sincèrement parce qu'on avait remis cette collègue sur la bonne voie. Les faits sont là, on a relancé la procédure disciplinaire dont on ne connait pas l'issue mais qui sera sûrement plus sévère que la précédente."

Interrogé sur l'existence d'autres incidents entre 2004 et 2016, l'inspecteur de l'éducation nationale se fait plus silencieux : "Il y a d'autres éléments qui signalent que ça n'a pas toujours été simple depuis 2004. Dans tous les cas, s'il y a eu d'autres problèmes, ils ont pu se régler plus facilement. "

Nous avons cherché en vain à joindre l'institutrice accusée de violences et harcèlement. 


 
Procédure disciplinaire et échelle des sanctions dans l'éducation nationale
La procédure disciplinaire. Elle commence par la mise en place d'une enquête où l'administration interroge l'enseignant, lui demande de s'expliquer sur des faits susceptibles de relever d'une faute disciplinaire et prend connaissance de tous les témoignages nécessaires. Une instruction pénale peut être menée en parallèle de l'instruction administrative. La sanction disciplinaire qui pourrait être prise est bien distincte de la sanction pénale.

Les sanctions :
  • premier groupe : avertissement, blâme (ce dernier est inscrit au dossier du fonctionnaire pendant trois ans avant d'être effacé si aucune sanction n'est intervenue durant cette période).
  • deuxième groupe : la radiation du tableau d'avancement, l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire de fonctions d'une durée maximum de 15 jours privative de toute rémunération.
  • troisième groupe :  rétrogradation, exclusion temporaire allant de trois mois à 2 ans.
  • quatrième groupe : mise à la retraite d'office, révocation.
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