Il témoigne encore et encore. Jacky Lebas présentera ce lundi soir à Boulogne un film-documentaire sur l’Ukraine. Ce pays, le réalisateur nordiste s’y est installé en décembre 2018. Il montre aujourd’hui des femmes et des hommes détruits par la guerre. Le regard d’un civil sur les civils.
En décembre 2018, Jacky Lebas était parti en Ukraine pour filmer un pays traumatisé par la catastrophe de Tchernobyl. Le 24 février 2022, tout a basculé. La Russie bombarde massivement l’Ukraine. Le réalisateur boulonnais est à son balcon à Jytomyr et tourne les premières images du conflit. Il n’a jamais arrêté depuis.
Après un livre et une exposition, il présente un film documentaire puissant. Avant de repartir en Ukraine, il a sillonné dix salles de cinéma en France. Pour la dernière étape, il est ce lundi soir à Boulogne-sur-Mer dans le cinéma qu’il a dirigé pendant 33 ans.
> Où commence ce film ?
On démarre à Jytomyr. 24 février 2022, 16h15. Je vois les hélicoptères russes qui arrivent devant l’aéroport militaire ukrainien. J’ai ma caméra et j’appuie.
> C’est le début d’un périple. Où vous emmène-t-il ?
Irpin, Boutcha, Borodyanka, Kiev, Korosten, Ovroutch… En Ukraine, j’ai plein de copains qui m’aident à trouver où ça a frappé. J’y vais avec ma voiture. Elle me suit partout. Ma vieille A6, c’est ma mascotte. Quand j’arrive à destination, je l’embrasse sur le capot.
Je suis souvent arrêté, beaucoup contrôlé. Mais je m’en tire grâce à mon passeport français, la carte de résidents et une blague.
Je suis toujours en civil. Je n’ai pas de blouson presse. J’avance tranquillement là où on ne peut plus aller. Curieusement, au départ, les gens étaient très méfiants. Maintenant ils se confient. Ils s’ouvrent vraiment. Un civil à la rencontre de civils.
> Et vous restez neutre ?
Au début, je parlais beaucoup des Russes. J’avais une pensée pour ces familles. Mais après, j’ai changé de comportement. C’était trop dur de voir comment ils s’enivraient pour partir au combat. Il y a des meurtres, des viols. A Irpin, j’ai vu deux femmes nues pendues à des réverbères.
> Vous allez toujours là où il y a eu des bombardements ?
Je veux avoir l’émotion tout de suite après. Je n’oublierai jamais Victor. Ce monsieur est en larmes. Il regarde un immeuble fumant. Il a sa petite fille au bonnet rose dans les bras. Il se retourne, il pleure beaucoup. Finalement, il se laisse approcher et j’apprends que c’est sa femme qui est sous les ruines.
Il y a aussi l’image de cette maman au bout du cercueil de son fils. Sergueï était parti en Pologne pour travailler. Au premier jour de la guerre, il est revenu s’engager alors que rien ne l’y obligeait. Ces gens sont héroïques.
J’ai aussi vu des gamins de 8 ans que l’on équipe de gilets par balle. Qu’est-ce qui peut se passer dans la tête d’un enfant qui se dit : « on veut me tuer ».
> Comment tenez-vous face à tant d’horreurs ?
J’ai toujours été conférencier. Dans mon film, il y a la neige, le printemps, les fleurs… Le calendrier qui continue.
Un crocus qui transperce la neige devant un éboulis de pierres, ça me touche. C’est ma façon de retrouver un peu de poésie dans la crasse.
> La guerre en Ukraine a commencé il y a presqu’un an. La population a-t-elle toujours la même peur ?
Lors des alertes, les grilles des magasins ferment, l’électricité est coupée, mais les gens ne courent plus. Plus personne ne va aux abris.
Pour comprendre, il faut savoir qu’une alerte est déclenchée par les radars au-dessus des villes. Tous les missiles qui traversent sont repérés. On entend les sifflements, on voit parfois les missiles, mais la plupart du temps, ils tombent plus loin.
On apprend à ne plus s’en méfier. C’est là que ça risque de faire très mal.
> Et quand il n'y a pas de bombes, comment se passe le quotidien ?
Ce qui est impressionnant pour moi, c’est qu’il n’y a plus d’hommes. La ville est entre les mains des femmes qui doivent réorganiser le travail. Elles balaient les rues, elles conduisent les bus.
Celles qui se sont engagées dans l’armée ont parfois des permissions. Alors, on croise des femmes en treillis en train de remplir le caddie avec leur petit garçon de trois ans.
Pourquoi ce besoin de témoigner coûte que coûte ?
Lors des projections en France, les salles sont toujours pleines. A chaque fois, quand la lumière se rallume, tout le monde pleure. Les hommes et les femmes. Moi, je n’ai rien à vendre, mais je pense avoir tapé au cœur. J’ai réussi. Je me sens comme un missionnaire.
C’est aussi l’occasion de parler de l’Ukraine autrement. Il faut créer les liens de l’après. C’est aussi important que d’envoyer des pulls et des chaussettes. C’est ma façon de résister.