Être un aidant familial, une lourde charge mentale : "À ce rythme-là, j'ai compris que j'allais crever avant 40 ans"

Que ce soit d'un parent, d'un conjoint ou encore d'un enfant, on estime à 11 millions le nombre d'aidants familiaux en France. Manque de répit, angoisses, état d'alerte permanente, être aidant familial implique bien souvent une charge mentale hors norme.

Dans la cuisine de la maison de Quesnoy-sur-Deule dans le Nord, Sabine suit de près les gestes de sa maman. Même si, à 83 ans, Aline sait toujours préparer sa soupe du soir seule, il faut rester vigilant à la moindre petite chose. Car Aline est atteinte de la maladie d'Alzheimer.

Un diagnostic tombé il y a trois ans : Aline annulait systématiquement les rendez-vous médicaux de son mari atteint de la maladie de Parkinson juste après les avoir pris. "Là, je me suis dit que je devais intervenir parce qu'il avait vraiment besoin de soins, raconte Sabine. Donc c'est moi qui prenais les rendez-vous. J'ai commencé à me mêler de leur vie parce que c'était nécessaire et indispensable. Je les accompagnais à tous leurs rendez-vous médicaux. C'était le secret du maintien à la maison parce que mon but, c'était de les maintenir chez eux le plus longtemps possible."

La crainte du grain de sable dans la mécanique

Mais ces derniers mois, la maladie du père de Sabine a rapidement progressé. "On avait atteint la limite du maintien à domicile. Pour ma mère, ce n'était plus possible à gérer." Et si désormais c'est une structure spécialisée qui prend en charge son papa, Sabine continue néanmoins à accompagner sa maman à tous ses rendez-vous médicaux et entretient des liens très étroits avec ses "alliés" comme elle les appelle, tous ces professionnels qui s'occupent d'Aline.

"C'est une sacrée organisation : j'ai l'impression de faire 48 heures en une journée. C'est parfois du non-stop. Je rentre un quart d'heure chez moi et hop ! Je repars ! sourit-elle. J'anticipe tout le temps à vouloir mieux faire pour pas qu'il n'y ait un grain de sable dans l'engrenage. C'est une sacrée charge mentale parce qu'il ne faut rien oublier, tout est important."

Oublier d'aller à la pharmacie pour le renouvellement du traitement d'Aline, et c'est l'infirmier qui est coincé. "Donc je note. Tout. C'est vrai que parfois je suis fatiguée mais j'arrive à trouver un équilibre avec mes activités : j'ai repris le sport en août, je me suis inscrite à un atelier couture. Ça me permet de me recentrer sur moi. Mais c'est un job 24h/24." 

Un job 24h/24 qui a contraint Sabine à réduire son activité d'infirmière de nuit à 80%.

C'est clairement un travail. Un travail 24h/24. (...) On ne pense qu'à ça. Ça nous bouffe la vie."

Alexandra Leclercq, maman aidante de Sarah, 13 ans, autiste

Alexandra, elle, n'a pas pu reprendre une activité professionnelle. À 33 ans, cette jolie jeune femme aux longs cheveux auburn qui vit seule à Amiens ne cache plus les traces de fatigue sur son visage : depuis que Sarah, sa fille autiste de 13 ans, a deux ans et demi, elle est aidante. "Je ne sais pas si j'ai tout de suite su que, 10 ans plus tard, j'en serais à un tel point de fatigue. Jusqu'au non-retour."

Elle a arrêté de travailler pendant sa grossesse. Aujourd'hui, Alexandra est reconnue officiellement comme aidante familiale et touche pour cela une indemnité de la Maison départementale des personnes handicapées de la Somme : "On me compte une vingtaine d'heures par semaine d'intervention et le reste, une quinzaine d'heures, c'est comptabilisé en tant que surveillance. Je touche environ 530 euros par mois. Ça fait un taux d'horaire de moins de 4 euros." 

Manque de reconnaissance

Si on entend la fatigue dans sa voix, on entend aussi l'amertume : Alexandra estime que les aidants familiaux ne sont pas reconnus à la hauteur de leur implication auprès de leur proche. "Je n'ai pas le sentiment d'être aidée, avoue-t-elle. J'ai plutôt l'impression d'être délaissée. D'être lésée en terme de reconnaissance et financièrement aussi."

Pour la maman de Sarah, être aidant familial, "c'est clairement un travail. Un travail 24h/24. Ce qui me pèse le plus c'est de devoir accepter des choses intolérables : ce n'est pas une vie. On fait des choix par dépit. Moi, je ne m'interdis rien mais la situation m'y oblige : pas de vacances, être en alerte en permanence, ne rien prévoir, s'adapter en permanence. On ne pense qu'à ça. Ça nous bouffe la vie."

À partir de quel matin on se lève et on n'est plus seulement le conjoint ou l'enfant de quelqu'un qui perd son autonomie ? Ça commence quand ? Quand on fait des courses ? Des papiers ? Quand on commence à faire la toilette ?

Nathalie Quaeybeur, directrice de la maison des aidants de Lille et de Roubaix.

Une situation envahissante que confirme Sabine : elle a fait installer des caméras dans les trois lieux de vie principaux de la maison de sa mère : "j'en ai besoin quand elle est seule pour savoir si tout va bien, explique-t-elle. Même quand je suis au travail, je jette un coup aux caméras pour voir si elle dort bien. Et si je vois qu'elle ne dort pas ou pas bien, je l'appelle et je lui parle."

Et de répit

Et c'est bien là, dans le manque de répit que la fonction d'aidant familial peut être un lieu de souffrance : manque de répit que le proche aidé impose ou que le proche aidant s'impose à lui-même. Être disponible tout le temps, tout organiser, être constamment sur le qui-vive pour éviter un accident... Être aidant familial est une charge que beaucoup portent sans s'en rendre compte.

Nombreux sont les proches de personnes en perte d'autonomie qui ne se reconnaissent pas comme aidants. "À partir de quel matin on se lève et on n'est plus seulement le conjoint ou l'enfant de quelqu'un qui perd son autonomie ? interroge Nathalie Quaeybeur, la directrice de la maison des aidants de Lille et de Roubaix. Ça commence quand ? Quand on fait des courses ? Des papiers ? Quand on commence à faire la toilette ? Quand on fait du soutien psychologique ? Ça commence quel jour ? C'est difficile ça à identifier."

Un actif sur 4 en 2030

Il n'existe ainsi pas de chiffres précis du nombre d'aidants familiaux en France. Un baromètre publié en 2017 par la Fondation April estimait à 11 millions le nombre "d’aidants familiaux (...) accompagnant au quotidien un proche en situation de dépendance, en raison de son âge, d’une maladie ou d’un handicap." Soit un Français sur 6. 

En 2030, un actif sur 4 sera aidant selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques du ministère des solidarités et de la santé. 86% des 11 millions d'aidants familiaux s'occupent d'un membre de leur famille, dont 41 % d'un de leurs parents. 

À moins de savoir travailler 24h/24, 7 jours/7, 365 jours/an pendant plusieurs années sans jamais s'arrêter, je ne vois pas comment on peut tenir dans la durée. (...) Les aidants travaillent beaucoup, beaucoup, parfois jusqu'à l'épuisement.

Nathalie Quaeybeur, directrice de la maison des aidants de Lille et de Roubaix.

"Une fois qu'on s'est identifié comme aidant familial, il faut accepter que, peut-être on n'y arrivera pas tout seul et qu'on a des limites, comme tout à chacun. Et à moins de savoir travailler 24h/24, 7 jours/7, 365 jours/an pendant plusieurs années sans jamais s'arrêter, je ne vois pas comment on peut tenir dans la durée. (...) Les aidants travaillent beaucoup, beaucoup, parfois jusqu'à l'épuisement", déplore Nathalie Quaeybeur.

Voire pire comme le souligne Sabine : "Maman a beaucoup aidé Papa pendant des années au niveau moteur. Elle était son aidante. Et je pense qu'elle s'est tellement fatiguée que sa maladie à elle a pris le dessus." 

La double peine du manque de structures d'accueil

Si, pour les personnes âgées en perte d'autonomie, les structures d'accueil ne manquent pas, il en est autrement pour les enfants et les adultes en situation en handicap. Le manque criant de structures d'accueil adapté ajoute angoisse, fatigue et stress quotidiens, selon Alexandra : Sarah, qui ne va pas à l'école, est prise en charge dans trois établissements différents. L'adolescente est en attente d'une place en institut médico-éducatif (IME) à temps plein en internat depuis qu'elle a 7 ans.

J'ai passé 13 ans de ma vie à aider ma fille. À ce rythme-là, j'ai compris que j'allais crever avant mes 40 ans parce que je n'en peux plus. Et je n'ai que 33 ans.

Alexandra Leclercq, maman aidante de Sarah, 13 ans, autiste

Elle va bien dormir deux nuits par semaine dans un IME en périphérie d'Amiens. Mais c'est un répit de courte durée qui n'efface pas les incertitudes et n'apaise pas le sentiment d'alerte permanente. Et quand vous demandez à Alexandra si elle est fatiguée, elle sourit de lassitude : "j'ai passé 13 ans de ma vie à aider ma fille. À ce rythme-là, j'ai compris que j'allais crever avant mes 40 ans parce que je n'en peux plus. Et je n'ai que 33 ans. Le handicap de Sarah m'a rendue littéralement malade à cause du manque de répit notamment." 

L'angoisse de l'après

Aujourd'hui, sa condition physique, mentale et morale ne lui laisse pas le choix : "On a fait une semaine d'essai en Belgique pour Sarah. Et c'est tout ce que je ne voulais pas faire. Donc c'est un crève-cœur. J'ai peur. Et pas seulement à cause de la distance. J'ai du mal à l'accepter. Mon sentiment est mitigé : je ne me dis pas que je l'abandonne parce que la structure a l'air de lui convenir mais bon... J'ai passé l'étape de me dire qu'envoyer Sarah en Belgique, c'est une décision égoïste de ma part. Ce qui me fait peur, c'est la rupture d'un coup."

Ça va être quoi ma vie une fois que Sarah sera en Belgique ? (...) J'ai l'impression qu'il va me falloir réapprendre à vire.

Alexandra Leclercq, maman aidante de Sarah, 13 ans, autiste

On pourrait croire qu'Alexandra se sent soulagée de retrouver un peu de temps et d'espace pour elle. Mais non. Au contraire. La sensation d'être constamment sur la brèche est remplacée par la peur du vide : "Ça va être quoi ma vie une fois que Sarah sera en Belgique en décembre ? Est-ce que je vais pouvoir travailler ? J'ai un trou de 13 ans dans mon CV. Et l'absence de Sarah va être dure à gérer : plus pour moi que pour elle, je pense."

Quitter cette fonction est d'autant plus difficile pour Alexandra qu'elle a été l'aidante de sa mère, puis de son père atteint d'un cancer et de son frère polyhandicapé. "Je ne sais rien faire d'autre en fait. Être aidante familiale, je crois que c'est ce qui me définit. Vraiment. J'ai l'impression qu'il va me falloir réapprendre à vivre. Et à vivre autrement. Il va me falloir un temps de réadaptation. La première étape, ça va être le repos. Et il va falloir que j'apprenne. Et que j'apprenne à m'occuper de moi. On oublie qu'on a une vie avec des envies, des besoins aussi simples que dormir ou manger."

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