L'histoire du dimanche - Dernier exécuté pour blasphème, le chevalier de La Barre, victime du fanatisme religieux

En 1766, François-Jean Lefebvre de La Barre est exécuté pour blasphème à seulement 20 ans à Abbeville dans la Somme. Sa tragique histoire raconte en fait le bras de fer qui se joue sous l'Ancien Régime entre l'Église et la philosophie des Lumières. Il deviendra malgré lui un symbole de la laïcité.

C'est l'histoire d'un gamin, un peu turbulent, espiègle et à l'esprit libre, devenu symbole de la laïcité. En 1762, François-Jean Lefebvre de La Barre, issu d'une famille illustre, est déjà orphelin. Il n'a que 17 ans et son père, ayant dilapidé sa fortune avant de mourir, ne lui a rien laissé. Recueilli avec son frère par une tante, abbesse respectée à Abbeville, il s'installe en Picardie.

Un siècle tiraillé entre l'Église et les Lumières

La même année, Diderot publie clandestinement le dernier des 17 volumes de son Encyclopédie, ouvrage révolutionnaire pour l'époque puisqu'il prône la connaissance scientifique et critique la toute-puissance de l'Église. Quelques mois plus tôt, Voltaire publiait son Dictionnaire philosophique portatif, conçu pour être une arme contre l'obscurantisme religieux, qui provoqua une onde de choc à travers l'Europe.

Malgré les efforts de l'Église, de la Hollande à l'Italie en passant par le Parlement de Paris, pour faire disparaître cet ouvrage si scandaleux, le Dictionnaire se fait une place dans les sociétés européennes, et arrive jusque dans la bibliothèque du chevalier de La Barre à Abbeville. 

Dans ce siècle tiraillé entre une Église toute puissante et une bourgeoisie instruite qui cherche à s'en défaire, le noble François-Jean fait partie d'un groupe de jeunes garçons de bonne famille mais réputés irrévérencieux.

Le coupable idéal

En août 1765, un crucifix situé sur le Pont-Neuf d'Abbeville est profané par des entailles de lame. D'après Voltaire, qui relatera plus tard cette affaire, Belleval, un notable abbevillois qui a une dent contre le jeune homme depuis que sa tante a repoussé ses avances, y voit là l'occasion parfaite pour le mettre en difficulté, lui et ses amis.

Mais l'affaire va très vite dépasser les querelles de la bourgeoisie locale. "Sa tante aurait suscité des jalousies et de l'envie, peut-être même une volonté de vengeance chez cet amoureux éconduit", explique Dominique Reitzman, ancienne professeure de lettres et présidente du groupe La Barre. "Mais on ne peut pas réduire cette affaire à des querelles de clocher, disons plutôt que ça n'a pas joué en sa faveur, c'est certain, il n'a pas eu de bol. Les inimitiés et les rancœurs personnelles ont fait que certains se sont acharnés."

La police mène alors l'enquête, et les rumeurs font rage dans la société abbevilloise. Des monitoires sont lancés, procédures judiciaires à l'initative de l'Église incitant les paroissiens à dénoncer des faits criminels. "Les prêches des prêtres rassemblent beaucoup de monde, ils vont en faire une campagne brûlante. Le monitoire constitue une menace : si quelqu'un ne dit pas ce qu'il sait, il ira en enfer", rappelle Dominique Reitzman. "Alors si les curés, tous les dimanches, entretiennent cette idée, ils provoquent des dénonciations. On fait peur aux fidèles en leur disant que s'ils ne participent pas à la purification de la ville, des choses abominables vont leur tomber dessus, et ça les pousse à inventer des choses, ou à mettre sur le compte de cette bande tous les méfaits dont ils ont eu vent."

Les voilà alors accusés non seulement d'avoir profané le crucifix, mais aussi d'avoir profané un cimetière avec des excréments, d'avoir chanté des chansons impies et de ne pas avoir ôté leur chapeau au passage d'une procession. "Il a reconnu ne pas avoir salué cette procession, mais ce n'était vraiment pas un geste insolent, il était un peu loin, le geste était considéré comme outrageant à l'époque mais ce n'était pas non plus vu comme une provocation délibérée.

Son ami Gaillard d'Etallonde, accusé des mêmes méfaits, parvient à fuir grâce à son père. Mais le chevalier de La Barre reste à Abbeville. Il est arrêté rapidement et subit, en prison, des interrogatoires sous la torture. Son autre acolyte Moisnel, âgé de seulement 15 ans, est arrêté aussi.

"Blasphèmes excécrables et abominables"

La découverte dans sa bibliothèque du fameux Dictionnaire de Voltaire et d'autres livres interdits va empirer la réputation de François-Jean Lefebvre. "Le livre était répandu, mais toujours interdit en France. Ça va permettre aux juges de prouver que c'est un rebelle, de l'accabler encore plus. Mais d'après moi, c'est aussi un moyen d'accabler d'autant plus Voltaire, en disant qu'un mécréant comme le chevalier de La Barre lit son œuvre."

Il est jugé une première fois à Abbeville, et condamné pour "impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables". Les juges ordonnent qu'on lui coupe la main pour le punir de ne pas avoir salué la procession, qu'on lui tranche la langue pour avoir chanté les chansons impies, puis qu'on le décapite et qu'on le brûle. Une peine qui semble invraisemblable pour ce type de crime, même à l'époque. D'autant qu'aucune preuve tangible ne vient étayer le dossier. 

Voltaire, qui publiera sous pseudonyme le récit de cette affaire, écrit : "Dans ce procès monsieur, qui a eu des suites si affreuses, vous ne voyez que des indécences, et pas une action noire ; vous n'y trouverez pas un seul de ces délits qui sont des crimes chez toutes les nations, point de meurtre, point de brigandage, point de violence, point de lâcheté : rien de ce qu'on reproche à ces enfants ne serait même un délit dans les autres communions chrétiennes." En effet, le blasphème n'est plus censé être puni de mort en France depuis déjà un siècle.

Son ami Moisnel a, quant à lui, moins bien résisté à la pression et a reconnu les faits. Jugé lui aussi à Abbeville, il bénéficiera néanmoins de la clémence des juges en raison de son âge. Voltaire écrira tout de même en 1774, dans une correspondance, que "la crainte et l'horreur" l'ont rendu fou.

Le chevalier de La Barre fait donc appel de sa condamnation. Un nouveau procès doit se tenir au Parlement de Paris. Un groupe de huit avocats se mobilise pour démontrer l'illégalité des procédures. Le procureur général appelle à casser le jugement d'Abbeville. Rien n'y fait. Les juges parisiens sont divisés sur la question, mais quinze d'entre eux (sur vingt-cinq) se prononcent en faveur du premier jugement, qui est donc maintenu.

L'arrêt de la cour de Parlement donne les détails de la peine qui devra être infligée à travers la ville d'Abbeville, à commencer par faire "amende honorable" devant l'église, "à genoux, nue tête et nus pieds, ayant la corde au cou, écriteaux devant et derrière portant ces mots : impie, blasphémateur et sacrilège excécrable et abominable". Il est ensuite précisé qu'il devra subir la torture, avoir la langue coupée et la tête tranchée, que son corps sera brûlé et les cendres dispersées au vent.

Une exécution spectaculaire

Malgré l'intervention de plusieurs personnalités influentes, le Roi refuse d'user de son droit de grâce, "au motif que grâcier un blasphémateur, cela aurait signifié être indulgent face à une injure à Dieu, et cela aurait mis son âme en péril", précise Dominique Reitzman. Les recours sont tous épuisés : le jeune François-Jean doit être exécuté à Abbeville le 1er juillet 1766. Pour éviter que des amis téméraires n'essaient de le délivrer sur la route, son escorte aurait même fait un détour par Rouen pour le ramener dans la commune picarde. 

Avant d'être exécuté, il est d'abord soumis à la question ordinaire, une douloureuse torture pour l'obliger à avouer ses crimes et dénoncer ses supposés complices. D'après le récit de Voltaire, il s'évanouit après qu'on lui a brisé les os, mais lorsqu'il se réveille, il se refuse toujours à donner des noms.

On lui épargne alors la question extraordinaire (qui consiste à soumettre l'accusé à des actes de tortures encore plus abominables juste avant la mise à mort), et il est conduit à l'échafaud. Les bourreaux renoncent à lui couper la langue mais il sera décapité. Voltaire, qui n'y assiste pas mais à qui on raconte la scène, la relate ainsi : "Il monta sur l'échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans colère et sans ostentation : tout ce qu'il dit aux religieux qui l'assistait se réduit à ces paroles : 'je ne croyais pas qu'on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose'."

Faire un exemple

L'exécution spectaculaire prend des airs à la fois de spectacle et de mise en garde pour les nombreux Abbevillois venus y assister. "Il y a l'idée de faire peur, de donner un exemple." Au moment de brûler son corps, son exemplaire du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire est jeté dans le bûcher. 

Voltaire écrit sur cette histoire et la rend publique. La violence de l'affaire fait scandale, provoquant un revirement de l'opinion, comme le philosophe l'avait prédit : "Quelques juges ont dit que, dans les circonstances présentes, la religion avait besoin de ce funeste exemple. Ils se sont bien trompés ; rien ne lui a fait plus de tort. On ne subjugue pas ainsi les esprits ; on les indigne et on les révolte." 

François-Jean Lefebvre de La Barre sera le dernier exécuté pour blasphème en France et son histoire marquera un tournant dans le processus de déchristianisation de la société. "L'affaire du chevalier de La Barre, avec plein d'autres exemples d'abus et d'excès de la part des représentants de l'Église, a contribué à ce qui a mené plus tard à la Révolution", analyse Dominique Reitzman.

Un jeune homme devenu symbole

En 1793, après la Révolution et la chute de la monarchie de droit divin, il est réhabilité et érigé en victime du fanatisme catholique, sur décision de la Convention nationale.

Au fil des siècles, il devient un symbole pour tous les défenseurs de la laïcité, à travers l'Europe et son histoire sera relatée à plusieurs reprises, notamment par Victor Hugo.

En 1905, deux mois avant que la loi sur la séparation de l'Église et de l'État ne soit votée, une statue à son effigie est installée à Montmartre à Paris. Deux ans plus tard, un monument est installé à Abbeville, à l'initiative populaire.

Chaque année, le groupe La Barre, créé au début du siècle, commémore le supplice du jeune chevalier, convaincu que la lutte contre l'obscurantisme est toujours nécessaire aujourd'hui. "C'est un moyen d'opposer la liberté et la laïcité à l'intolérance et au fanatisme, mais aussi de promouvoir l'instruction et la connaissance, explique la présidente. On lit sur le monument d'Abbeville 'à l'émancipation intégrale de la pensée humaine', le terme d'émancipation est important, il est précieux. L'idée, c'est la libération totale de l'esprit humain contre toute forme d'oppression, qu'elle soit religieuse, matérielle, économique ou sociale."

L'affaire du chevalier de la Barre a d'ailleurs trouvé un triste écho dans l'actualité récemment, avec l'assassinat de Samuel Paty, enseignant tué après un cours sur la liberté d'expression en octobre 2020. La présidente de la ligue des droits de l'Homme d'Abbeville avait établi ce parallèle dans son discours d'hommage.

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