TEMOIGNAGE. Pour les jeunes ruraux du Pas-de-Calais, l'accès aux études supérieures est toujours un parcours du combattant : "on ne nous propose pas tout"

Dans une nouvelle étude, l'INSEE a comparé l'accès à la scolarité des jeunes ruraux et des jeunes urbains. Pour comparer les chiffres à la réalité, trois professionnels, originaires des campagnes du Pas-de-Calais, racontent leurs parcours vers les études supérieures.

"Je viens d'un petit village du Pas-de-Calais, qui s'appelle Guarbecque, 1500 habitants environ, à une demi-heure de voiture de Béthunes. Tout le monde se connaît, c'est littéralement l'image qu'on peut se faire d'un village de campagne. C'est très vivant, il y a beaucoup d'événements toute l'année. Mon village, j'en parle à tout le monde" plaisante Erwann Depaeuw.

Passé par l'école SupInfogame de Valenciennes et chez le développeur Ankama, le jeune homme de 24 ans travaille aujourd'hui chez Ubisoft, comme membre de l'équipe éditoriale en charge des projets sur mobile. Manon Brahimi*, elle, est devenue responsable marketing produit à Paris. Elle est née à Evin-Malmaison, "dans la cambrousse", comme elle dit affectueusement. Ophélie Hochart*, vient du village de Tingry, 300 habitants. Après avoir exercé plusieurs professions et voyagé dans plusieurs pays, elle a aujourd'hui le titre d'Office manager dans une grande entreprise d'Amiens 

* Il s'agit de pseudonymes.

Tous ont quitté leur campagne d'origine pour faire des études supérieures. Car quand il s'agit d'investir son avenir professionnel, les jeunes ruraux et les jeunes urbains ne sont toujours pas à égalité. C'est ce qui ressort d'une étude de l'INSEE, présentée à la presse le 18 janvier. Parfois dès l'école primaire, les écoliers de la campagne doivent être scolarisés à distance de leur domicile. Qu'il s'agisse de l'insuffisance des infrastructures de transports, des inégalités de la carte scolaire, ou des mentalités, des freins bien spécifiques gênent leur progression. 

L'arrivée dans les grandes villes, "un petit choc culturel"

Dès le lycée, les jeunes ruraux parcourent en moyenne 22 minutes, les jeunes urbains moitié moins. A 16 ans, Erwann Depaeuw a choisi l'internat, mais davantage pour l'expérience de vie : "le trajet, c'était pas non plus la mer à boire" relativise-t-il. Manon Brahimi, elle, étudiait à Douai, et prenait le train chaque jour.

Les étudiants ruraux découvrent aussi un décalage d'expériences, qui se joue autant sur des détails que sur des considérations plus profondes. "A l'école, à Valenciennes, il y a des étudiants qui viennent du monde entier, j'ai pris un petit choc culturel, atteste le jeune professionnel du jeu vidéo. Je disais toujours à un ami parisien que, en venant de la campagne, j'ai toujours voulu habiter à Paris, pour connaître cette effervescence de la ville. Lui, pour y avoir grandi, il trouvait ça plus anxiogène qu'autre chose. Une grosse différence de vision !"

Ophélie Hochart, elle, rit encore de ce souvenir. "Dans mon village, j'ai été élevée par des vieux. Il y a cette ambiance sympa, d'entraide entre voisins : celui qui a une poule offre des oeufs, celui qui a des pintades en tue pour Noël. Quand je suis arrivée à Boulogne, ça m'a fait un choc, et encore plus à Lille. Il y avait tellement de monde ! Je n'avais même jamais connu un embouteillage, c'était la découverte."

"Le décalage est multifactoriel. Je ne peux pas l'attribuer à 100% au fait d'être rurale. Il y a le fait d'être pauvre, ce qui est évidemment lié : mes parents avaient des moyens limités, je n'avais pas les mêmes habitudes de vie, de sorties, de vacances" se souvient de son côté Manon Brahimi.

Un coût qui augmente, des portes qui se ferment

A mesure que les études durent et se spécialisent, ce coût financier augmente encore, souvent en même temps que la distance au domicile. Tous trois s'estiment chanceux.

"Pour moi, c'était des études à Lille, sinon rien. Dès le post-bac, je préparais les concours de Sciences Po, le même pour tous les IEP de province. C'était bloquant : j'avais mis Lille en premier choix, mais si j'avais eu n'importe qu'elle autre ville, je n'allais pas à Sciences Po. Il n'était pas possible pour mes parents de payer un logement ailleurs, raconte la responsable marketing. Même quand c'était techniquement possible, c'était très compliqué pour mes parents. Il y avait notre habitus de pauvres, ce "on ne sait jamais".  

"Je pense sincèrement que si je n'avais pas été fils unique, je n'aurais très certainement pas pu faire ce que je fais, estime de son côté Erwann Depaeuw. A SupInfogame Valenciennes, en master, la scolarité coûte jusqu'à 9 500 euros l'année. Ça a été un gros sacrifice pour eux pendant 5 ans, ils ont pu l'assumer, mais c'est une considération importante à prendre en compte. Et tu ne paies pas seulement l'école, mais aussi le coût de la vie."

Ophélie Hochart le reconnaît : il a fallu faire des choix qui impliquent toute une famille. "A l'origine, je voulais faire une grande école de commerce, les prix à l'année ne le rendaient pas possible. J'ai aussi dû renoncer à un master à Boston, pour ne pas m'endetter sur 20 ans. Mes parents ont des origines modestes, mais ma mère était de la ville. Elle a toujours voulu que je fasse des études supérieures, elle a mis de l'argent de côté sur un compte. J'ai quand même pu faire mon cursus, partir en Nouvelle-Zélande. Elle s'est saignée aux quatre veines pour me donner ces opportunités."

Partir ou "accepter que tu ne peux pas tout faire"

"Je ne connais honnêtement personne avec qui je suis allée en cours qui ont eu ce parcours "élitiste". Les gens avec qui je suis encore en contact sont restés dans un rayon de 20km et travaillent à proximité. Par exemple, il y a pas mal d'entrepôts Amazon dans le Nord, c'est beaucoup une option pour les gens que je connais" raconte Manon Brahimi, la native d'Evin-Malmaison.

"La majorité de mes copines de primaires sont bien plus précaires. Elles bossent comme femmes de ménage, aides-soignantes, secrétaires, caissières... Elles ont voulu rester dans le village et donc, elles ont pris des métiers qui étaient disponibles alentours. Beaucoup ont déjà des enfants de 6 ou 7 ans. Je leur dis que je ne suis même pas mariée !" plaisante Ophélie Hochart.

Aucun d'entre eux ne jugent ces parcours, souhaités ou subis. "C'est divisé en deux : ceux qui ont bougé pour faire des études, et ceux qui sont restés, et qui en général sont déjà dans la vie active depuis plusieurs années. Si tu veux rester, il faut accepter que tu ne peux pas tout faire, résume simplement Erwann Depaeuw. Je ne sais pas si ce choix nous "conditionne", mais on doit se poser la question."

L'INSEE le constate à un niveau plus large, dans une étude de 2018 : "les actifs résidant dans les communes de l’espace rural disposent dans l’ensemble d’un niveau de formation plus faible que l’ensemble des habitants des Hauts-de-France. Ils sont ainsi moins fréquemment diplômés du supérieur qu’en moyenne régionale (23 % contre 30 %)". En revanche, ils sont mieux insérés sur le marché du travail. Non seulement le taux de chômage est moindre dans les communes rurales, mais de plus, "à caractéristiques d’âge et de diplôme équivalentes, un résident de l’espace rural de la région a ainsi 1,6 fois plus de chance d’être en emploi qu’un résident de l’espace urbain."

"Ce qui joue, ce sont nos perspectives d'avenir"

"Ce serait intéressant d'avoir plus de structures d'enseignement "prestigieuses" par chez nous, mais c'est un tout. Si une école spécialisée existe dans une zone peu habitée, il faut aussi prévoir des habitations pour les étudiants. Les petites villes de campagne ne sont pas forcément à même de financer tout ça. L'alternative serait peut-être de prévoir des bourses spécifiques, que ce ne soit pas un fardeau de venir de plus loin" réfléchit Erwann Depaeuw. 

Pour Manon Brahimi et Ophélie Hochart, l'enjeu se joue pleinement sur l'éducation, et les mentalités. "Dans le village, la mentalité de ma mère était une exception, estime cette dernière. Il y a quelque chose qui m'avait choquée à l'époque. Notre collège avait un partenariat avec un lycée qui ne proposait que de l'apprentissage, et ils poussaient vraiment. Ils nous disaient "on a besoin de mains, il y a trop d'intellectuels, de toute façon". La plupart des gens partaient en apprentissage parce qu'on leur disait de le faire."

"Ce qui joue, ce sont nos horizons, nos perspectives d'avenir. En venant d'un patelin paumé du Nord, on ne m'a pas spontanément parlé de Sciences Po, de la possibilité de vivre à Lille... abonde Manon Brahimi, la responsable marketing. On ne nous propose pas tout. Et il y a aussi une forme d'auto-censure : on n'ose pas se projeter dans ce type de parcours, ce n'est pas naturel. L'école, c'est le nerf de la guerre."

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