Ce mercredi 21 octobre, un hommage national est rendu à Samuel Paty, enseignant en lycée dans les Yvelines, tué dans un attentat terroriste cinq jours plus tôt pour un cours sur la liberté d'expression. En Picardie, ses collègues maintiennent leur volonté de dialogue avec les élèves.
La stupéfaction, l’émotion, les questions : quelques jours après l’assassinat d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), ce sont des sentiments mêlés qu’expriment de nombreux enseignants de Picardie, d’autant que le drame les a cueillis loin de leurs classes, à peine débutées les vacances scolaires de la Toussaint. "Je n’arrive toujours pas à me rendre compte, admet Matthieu Bauduin, qui enseigne l’histoire-géographie dans un lycée de Saint-Quentin. Je me le répète plusieurs fois dans la journée : «En France, un professeur a été décapité pour des bouts de papiers.»"
"Jamais senti d'animosité"
Samuel Paty a été tué le 16 octobre, après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet publiées dans Charlie Hebdo lors d’un cours sur la liberté d’expression. Un mois plus tôt, Matthieu Bauduin analysait l’un des dessins – le prophète, mains sur les yeux, se lamentant d’être "aimé par des cons" - avec des élèves. "Les élèves étaient tout à fait à l’écoute, décrit-il. Je n’ai pas eu d’opposition."
Maxime Patte fait partie des enseignants qui, à l'inverse, choisissent de ne s'appuyer sur des caricatures "trop contemporaines". Professeur depuis huit ans, il est amené à évoquer la laïcité en histoire ou en "enseignement moral et civique" (EMC).
Contrairement à pas mal de mes collègues, je n’ai jamais eu de problème. On ne parle pas de religion, on parle de faits religieux et on parle de la place des religions dans une société laïque, dans un régime républicain, dans une démocratie. […] Je n’ai jamais senti d’animosité en face de moi. Il y a un lien de confiance qui est établi avec les élèves.
Il reconnaît toutefois que certaines thématiques revêtent un caractère délicat auprès de ses classes de Nogent-sur-Oise : la laïcité, la guerre d’Algérie, les mouvements migratoires au XXe siècle… "Les sujets qui sont sensibles en classe sont les sujets qui sont sensibles dans la société actuelle, résume-t-il. Le lycée, c’est la société de demain. En fait, c’est déjà la société d’aujourd’hui."
"Autocensure", "liberté pédagogique"
Pour Maxime Paruch, secrétaire SE-UNSA de la Somme, ces tensions peuvent mener à une "autocensure" de certains professeurs. "Toute la société prend aujourd’hui conscience de la nécessité d’agir : c’est une action qui doit être mise en œuvre sur le long terme" au sein de l’Éducation nationale mais aussi plus largement dans le débat public, appuie-t-il, même si le représentant syndical reconnaît ne pas avoir "connaissance de grandes difficultés à ce sujet" dans le département.
Une lecture qui omet une valeur que Nicolas Walter jugeait "essentielle". "Il y a ce qu’on appelle la liberté pédagogique, indiquait ce professeur d’histoire-géographie à Chauny lundi, lors d'un des nombreux hommages qui se tenaient à travers la Picardie. Chaque collègue estime, face aux instructions officielles, ce qu’il est de son devoir, de sa mission de porter. Il y a des styles d’enseignements : certains collègues se sentent capables de porter un cours fondé sur les caricatures, d’autres ne s’en sentent pas capables."
Radicalisation d'"une minorité"
Parmi les professeurs interrogés, le sentiment semble largement partagé sur la nécessité de maintenir un dialogue ouvert avec leurs classes autour du fait religieux. Un sujet "épineux", et depuis longtemps, comme le note Jérôme Ducrocq, enseignant depuis quatorze ans en économie-gestion dans un lycée professionnel de Beauvais. Ce père de deux collégiennes, qui évoque rapidement des difficultés rencontrées dès 2001, constate des phénomènes de radicalisation religieuse chez certains élèves. "Une minorité", rappelle-t-il.
Quand on observe ça chez un élève, c'est souvent l'absentéisme. C'est l'élève qui commence à être absent, c'est l'élève qui commence à lâcher un petit peu. On réagit, bien évidemment. On contacte la famille pour connaître les motifs d'absence. On ne voit pas forcément une violence [...], c'est plutôt un effacement ou un décrochage.
S'il plaide pour un meilleur accompagnement de ces élèves, Jérôme Ducrocq assure toutefois, avec un large sourire, avoir "toujours la foi" pour un métier "qui est fabuleux". Comme nombre de ses collègues. Leurs regards se tournent petit à petit, vers la rentrée. Le ministre de l’Éducation a annoncé qu’une journée nationale d’hommage dans les écoles devrait se tenir dès le lundi 2 novembre. Un moment "important" pour beaucoup de ces enseignants, dont ils attendent encore les modalités. Et après ? Maxime Patte s'attend à ce que ça ne soit "pas si différent" : "Le travail sur la liberté d’expression, la tolérance, etc. On le fait tous les jours avec les gamins."