Grâce à des archives inédites de la police et à des vidéos internes de l'Ordre du Temple Solaire, la série documentaire "La Fraternité" dissèque les mécanismes qui ont conduit aux meurtres et aux suicides collectifs de 74 personnes entre 1994 et 1997, au Canada, en Suisse et dans le Vercors.
Il reste, fixées dans la rétine, des images de chalets calcinés, de sacs mortuaires blancs alignés dans la forêt. Il reste, dans la mémoire collective, une incompréhension, une indignation, un sentiment diffus de folie et d'embrigadement qui conduit au pire. Il reste, dans les archives judiciaires, les minutes du procès, à Grenoble, de Michel Tabachnik au début des années 2000 et du combat mené par la famille Vuarnet.
Entre 1994 et 1997, 74 personnes sont mortes dont 16 sur le plateau du Vercors, en Isère. Cette série de meurtres et de suicides collectifs des membres de l'Ordre du Temple Solaire a marqué l'opinion : au Canada, en Suisse et en France.
Dans notre pays, elle a conduit à une prise de conscience sur les dérives sectaires et à la création d'un Observatoire interministériel sur les sectes en 1996 puis à la mise en place de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Tout a été dit, tout a été écrit, ou presque, sur cette série de drames.
"La Fraternité" du réalisateur suisse Pierre Morath et du journaliste français Eric Lemasson propose de la raconter de l'intérieur : au travers de témoignages de ses principaux protagonistes, mais aussi d'archives de la police et de vidéos internes à l'organisation, saisies en 1994 par les forces de l'ordre suisses.
Des archives internes inédites
"Finalement, ce que l'on ne sait pas, ou ce que l'on sait peu, c'est que tout aurait dû brûler, dans tous les endroits où cette secte ou ce mouvement ésotérique, cette communauté, cette fraternité, habitait. Or, les systèmes de mise à feu n'ont pas tous fonctionné. Et, comme ils se filmaient pas mal, on a découvert des trésors", explique Pierre Morath, invité de l'émission "L'instantané" sur France 3 Alpes.
"Beaucoup de choses étaient filmées, les cérémonies et un peu de vie quotidienne", poursuit-il. "Et, pendant 30 ans, seuls les policiers et les enquêteurs suisses ont eu accès à ces images".
Ce sont ces images que la série documentaire met en perspective, dans quatre épisodes de 52 minutes, en disséquant le fonctionnement, l'organisation et les croyances de la secte, ainsi que l'engrenage qui a conduit à la mort de certains de ses adeptes.
Redonner la parole aux anciens membres
Les réalisateurs de "La Fraternité" donnent la parole à ses anciens membres, notamment au chef d'orchestre Michel Tabachnik, poursuivi en 2001 pour "association de malfaiteurs" et relaxé par la justice. Depuis vingt ans, il s'est tu. "Je ne pouvais plus parler de cela", confie-t-il face caméra.
Maintenant que la pression médiatique est retombée, il livre sa version des faits et ce qui l'a séduit dans les années 1970 au moment où il a rejoint cette "communauté" qui s'appelait alors "La Fraternité". Elle transpirait, selon lui, "l'amour, le partage et la spiritualité".
"L'objectif de cette série, cela a été vraiment de redonner la parole à des personnes à qui la fièvre médiatique leur avait enlevé", explique Pierre Morath.
Chronologiquement, la série documentaire revient sur l'évolution de cette "communauté" qui changera plusieurs fois de noms pour devenir en 1984 l'Ordre du Temple Solaire.
Au travers de ces vidéos internes qui captaient les cérémonies, les conférences, les discours ou encore quelques moments de vie quotidienne, on y voit évoluer ses personnages emblématiques qu'étaient Jo di Mambro ou Luc Jouret.
On y découvre le regard que portaient les membres de la secte sur leur "maître" grâce aux témoignages de certains d'entre eux, sous couvert de l'anonymat ou face caméra, à l'aide d'enregistrements audio ou de procès verbaux des auditions.
Décrypter l'influence de Jo di Mambro
La série dévoile les ressorts qu'a utilisé Jo di Mambro pour convaincre les membres qu'il était en contact avec des forces supérieures, entre discours ésotérique et manipulations techniques pour faire croire à l'apparition spontanée d'objets ou à la naissance par théogamie (sans acte sexuel) d'une enfant en 1982.
On comprend aussi comment Jo di Mambro a fait de Michel Tabachnik puis de Luc Jouret les visages de la secte. Jo di Mambro, c'était "quelqu'un qui voulait être de l'ombre mais, qui, en même temps, était celui qui apportait la lumière", raconte Charles Dauvergne, un ancien adepte, auteur du livre "20 ans au soleil du temple".
"Ce sont des initiés qui ont fait tout un chemin spirituel et qui, à un moment donné, ont terminé leur mission sur Terre et choisissent de passer sur un autre plan", indique Pierre Morath. "Alors, ils n'appellent pas cela un suicide, mais un transit, pour changer d'enveloppe corporelle et transiter sur un autre plan cosmogonique".
Dans une vidéo interne, Jo di Mambro explique en effet à ses disciples qu'il "y a le feu à la maison. Ne cherchons pas à sauver les meubles. Il faut se tirer pour ne pas brûler avec".
Les meurtres avant les suicides collectifs
"Jo di Mambro, ce gourou, au départ n'en était sans doute pas un", poursuit le réalisateur suisse. "Il s'est laissé grisé et par les femmes, et par l'argent et par son succès. Il avait sans doute des talents de médium et à un moment donné, il s'est trouvé acculé".
Car peu de temps avant les drames, de plus en plus de membres quittent l'Ordre du temple Solaire et demandent des comptes à leur "maître", comme en attestent des lettres adressées à Jo di Mambro, retrouvées dans les chalets calcinés en Suisse.
"Dès lors, il y avait deux choix : soit il faisait face, il disait voilà, tout n'est pas très correct, on est authentique mais il y a des choses qui se sont mal faites, soit c'était la fuite en avant", décrypte Pierre Morath. "Et la fuite en avant, c'était chercher une porte de sortie honorable en maquillant en transit un suicide collectif assorti aussi d'assassinat des gêneurs".
Eric Lemasson, l'un des journalistes français arrivé sur les lieux des drames en Suisse en 1994 pour France 2, témoigne lui aussi dans la série. Pour lui, la mort de cinq personnes au Canada, à Morin Heights, s'explique par la volonté d'éliminer les témoins gênants. En Suisse, les premiers corps retrouvés à Cheiry sont ceux de "contestataires". A Salvan en revanche, il s'agirait bien, pour la plupart, du départ volontaire de "membres convaincus qui partent pour une autre dimension".
L'épisode 3 revient ensuite sur le drame du Vercors et l'implication d'une partie de la famille Vuarnet.
Patrick, le fils de Jean Vuarnet, fut celui qui envoya les testaments vidéos de la secte après l'horreur suisse. Alain, son frère, découvre alors qu'il est membre de l'Ordre du Temple Solaire, ainsi que sa mère Edith. Tous deux feront partie des morts du Vercors, retrouvés en décembre 1995 dans la forêt de Saint-Pierre-de-Chérennes, en Isère.
Le drame du Vercors et le combat des Vuarnet
"14 mois après, c'est l'étonnement. Tout le monde est estomaqué par le fait que, alors même que les gourous étaient censés être morts en Suisse, quatorze mois après il y a seize personnes qui se donnent à nouveau la mort dans le Vercors, dont les Vuarnet", indique Pierre Morath. "Et c'est vrai que la famille Vuarnet va incarner la lutte contre les sectes en France et c'est un débat qui va devenir politique, alors qu'en Suisse on avait abordé les choses avec un peu plus, disons, de sérénité".
La série documentaire ouvre ensuite le volet judiciaire de l'affaire avec la mise en examen de Michel Tabachnik pour "association de malfaiteurs" et l'emballement médiatique. Le juge d'instruction de Grenoble, Luc Fontaine, et les avocats des différentes parties reviennent eux aussi sur leur analyse de l'affaire.
Personnage prédominant dans ce procès, Alain Vuarnet raconte comment il l'a vécu et sur quelle base il était convaincu que sa mère et son frère ne s'étaient pas suicidés.
"Dans un premier temps, ils vont simplement se battre contre l'emprise sectaire et dans un deuxième temps en ayant accès en tant que partie civile au dossier, ils vont se rendre compte qu'il y a des choses qui ne collent pas, selon leur avocat, selon leurs études, sur la scène de crime du Vercors et c'est là qu'ils vont développer, à travers l'usage d'experts la thèse de l'intervention extérieure au Vercors", indique Pierre Morath.
La découverte de cinq cadavres dans une maison de Saint-Casimir, au Canada, deux ans après le drame du Vercors attestera du degré d'endoctrinement de certains membres de l'Ordre du Temple Solaire.
Le procès de Michel Tabachnik en 2001, puis le procès en appel en 2006, s'achèveront tous deux par la relaxe du chef d'orchestre suisse.
Diffusée en février sur la RTS en Suisse, la série documentaire "La Fraternité" de Pierre Morath et Eric Lemasson sera proposée sur Canal + à l'automne 2023.