L’apprentissage a connu un regain d’intérêt cette année, avec + 40 % de contrats d’apprentissages en 2020. Accumuler les savoir-faire en restauration et en hôtellerie est sûrement plus difficile cette année, mais les apprenants comptent rebondir.
"Globalement dans mon groupe, tout le monde va bien"
"Je n’ai eu aucune difficulté à trouver un contrat d’apprentissage et un patron" constate Ilona, apprentie en brevet professionnel boulangerie. La jeune femme est âgée de 18 ans. "Globalement, dans mon groupe, tout le monde va bien et ne vit pas mal la situation", poursuit-elle. Ilona passe le plus clair de son temps à travailler dans la boulangerie qui l’accueille. Reste une semaine tous les deux mois consacrée aux cours en centre de formation (au CIFAC, centre interprofessionnel de formation de l'artisanat du Calvados) à Caen.
En temps « normal », comprenez hors covid, elle y passe une semaine par mois. C’est donc deux fois moins en ce moment, mais "on arrive à bien progresser, le rythme est beaucoup plus soutenu en cours, et les professeurs recadrent bien les cours dans les matières générales".
Ilona ne cache pas un soupçon d’inquiétude lié à l’obtention de son diplôme, mais rien à voir avec la déprime de certains étudiants à l’université. Dans les boulangeries, l’activité n’a jamais cessé, et couvre-feu et confinements n’ont pas altéré la vie sociale d’Ilona et de ses camarades.
Les apprentis qui travaillent ne souffrent pas de l'isolement
Valérie Lambert responsable d’unité pédagogique au Cifac de Caen le confirme : "Nous formons 500 jeunes en filière alimentaire. La plupart des secteurs –boulangerie, boucherie, charcuterie- ont conservé une pleine activité, les apprentis ne sont donc pas isolés. En revanche, la vie des apprenants ne continue pas comme avant la Covid ".
L’alternance est modifiée par rapport au calendrier, afin que les élèves soient deux fois moins nombreux en classe. L’inquiétude concerne plutôt les examens : "ils ont peur de ne pas avoir acquis l’ensemble des connaissances en vue des évaluations de mai et juin", constate Valérie Lambert.
En restauration et en hôtellerie, l'apprentissage est bouleversé
Le quotidien n’est pas du tout le même pour ceux qui se destinent à la restauration et à l’hôtellerie. Au lieu d’exercer leurs compétences en cuisine pour maîtriser la cuisson nacrée du poisson, certains apprenants savent tout du chômage partiel.
C’est devenu leur quotidien trois semaines par mois, comme pour Aymeric Fautrat, en 2e année de BTS management dans l’hôtellerie-restauration. Il aurait dû s’exercer au Mermoz de Villers-sur-Mer, sur le littoral normand, alors "c’est super compliqué pour moi, on apprend des choses mais on n’a pas la pratique. Je n’ai travaillé que 4 mois réellement."
Mais dans cet océan de morosité, Aymeric trouve tout de même un peu de lumière. "Je ne suis pas trop inquiet parce que j’ai de bonnes bases grâce à mon bac pro, je sais travailler. On a dû se remettre en question et je me suis motivé à faire une année de plus, pas prévue, un bachelor en direction de site."
Même capacité à rebondir chez Alexandre Madelaine. Lui a débuté à 15 ans à l’Accolade, restaurant réputé de Caen. Il passe actuellement une mention complémentaire en sommellerie. "Je n’y connaissais rien, je partais de zéro. Mais je n’ai pas peur de me tromper et j’ai envie d’apprendre", précise-t-il. Le restaurant propose de la vente à emporter, alors il "travaille en cuisine pour faire les sandwiches. C’est moins intéressant que la sommellerie, mais je préfère encore ca que de rester à rien faire !"
D’ailleurs, le restaurateur Pierre Lefèvre qui encadre Alexandre depuis ses débuts, insiste : "il y a plein de concepts et de façons de travailler. On a préféré lancer cet été un nouveau projet afin de ne pas subir les événements et de rester optimiste. Les apprentis ont été prévenus et sont encore plus motivés. Ça correspond à leur génération : à un besoin de changement, de diversité et de pédagogie différenciée."
Restent des points noirs, notamment pour les formations de service en salle, réduites à néant en ce moment. La pratique va manquer, c’est certain. Pour se rassurer Pierre Lefèvre souligne qu’ "il aura manqué à tous les apprenants du temps et de la pratique, y compris à la fac… Il y aura un creux, un manque dans les formations, mais on a déjà connu ça dans l’Histoire de France."
Il faut faire confiance aux jeunes, c’est un métier qui s’apprend sur le tas, ils l’ont bien compris
Le taux d'abandon des formations en apprentissage reste stable
Dans cette équation, il faudra aussi compter sur la compréhension des professionnels. Stéphanie Houlette dirige l’ICEP de Caen, un institut qui dispense des formations en apprentissage depuis le CAP jusqu’au bac+5.
Selon elle, "les professionnels de la restauration devront accepter que les ex-apprentis aient besoin de plus de soutien, le niveau d’expertise professionnelle ne sera pas à la hauteur, le diplôme, lui, le sera." D’ici la sortie de formation, la directrice et le personnel mettent leur énergie dans toujours plus d’agilité dans la planification, et d’imagination afin de stimuler les élèves et apprentis.
"Pour le moment le taux de rupture reste stable, à 8% ce n’est pas plus que d’habitude" remarque-t-elle. Mais " il faut toujours être à l’écoute des formateurs, pour suivre les groupes ou les classes qui décrochent et ces dernières semaines, nous avons fait en sorte qu’une assistante sociale puisse rencontrer les jeunes, afin d’être réactifs en cas de détresse."
L’équilibre est donc fragile, le taux d’absence injustifiée et de non-connexion aux sessions en virtuel semble augmenter.
Agir vite pour l'apprentissage
Certains enseignants estiment qu’il faut agir plus fort. Adrien Chauvin est restaurateur à Alençon, son établissement, l’Alezan, forme quatre apprentis. Lui a fermé ses portes. Il s’inquiète de cette perte de compétences des jeunes qui ont été privés de pratique.
Je suis jury au CFA, et on voit bien que la pratique n’est pas là.
Il est temps selon lui de mener une réflexion sur ces années « blanches » : faut-il ou non ajouter une 3e année de formation, est-ce possible ? "J’ai passé un coup de gueule sur les réseaux sociaux pour alerter sur le sujet. Les gamins ne peuvent pas avoir acquis en 6 mois de pratique ce qu’ils réalisent en 2 ans normalement."
Le restaurateur nuance : "tout dépend aussi du tempérament des jeunes : à l’examen certains me disent qu’ils n’ont rien cuisiné chez eux et qu’ils ont joué à la console ; tandis que d’autres ont décidé de faire le marché, de choisir leurs produits et préparer des plats à leur famille. L’envie, c’est cela aussi qui va faire la différence."