Crise sanitaire et école : le décrochage scolaire se confirme

Après deux mois et demi d’école à distance et une reprise partielle des cours, le décrochage scolaire d’élèves fragilisés redouté des enseignants s'est concrétisé . Mais cette crainte, si elle est justifiée, ne doit pas se tromper de cible. 

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Les annonces et les études s’enchaînent. Les procédures sanitaires dans les écoles pourraient être assouplies ; l’étude scientifique menée par le professeur Robert Cohen a prouvé que les enfants sont moins contaminants que ce que l’on pensait. Et le ministre Jean-Michel Blanquer annonce vouloir « un mois de juin plein et entier de rescolarisation ».

Décidément, le retour des élèves dans leurs salles de classe est dans l’air du temps. Mais que ce soit pour juin ou pour septembre, certains manqueront à l’appel. Parfois pour longtemps.

Maintien du lien pendant le confinement

Je ne vaux pas le coup, je n’intéresse personne - Parole de décrocheur -

Voilà ce que se disent la plupart des décrocheurs. Patrice Eustache est coordinateur et enseignant au micro-lycée Jean Rostand à Caen, il connaît le profil de ces élèves qui composent deux classes au sein de l’établissement. Au total, 28 jeunes, tous anciens décrocheurs.

Ce qu’il a fallu maintenir pendant le confinement, c’est "le lien, l'humanité. Chaque élève a un tuteur qui l’a appelé au moins deux fois par semaine pendant la période de confinement. Certains élèves ont sollicité leur tuteur par sms tous les jours, parfois seulement pour un petit « salut, ok, je vais bien", préalable au travail scolaire lui-même."

Résultat en forme de succès : sur les 28 élèves de seconde et de première, 26 sont revenus dès les premiers rendez-vous en face à face au micro-lycée caennais.

Un élève qui a cessé de travailler deux mois est-il décrocheur ?

Patrice Eustache préfère poser les bases et rassurer au passage quelques parents. « Un élève qui a arrêté de travailler pendant deux mois, mais qui est capable de retourner à l’école quand l’obligation sera rétablie, et qui a gardé le contact avec ses copains, n’est pas un décrocheur. »

Le décrochage implique une rupture totale du lien scolaire. Les parents pourraient s’inquiéter si leur enfant reste en plus enfermé dans sa chambre, craint de sortir et refuse de revoir ses copains.

C’est difficile en ce moment de donner du sens au lien scolaire : à quoi ça rime si on dit à l’élève que s’il retourne en classe, il ne pourra pas retrouver son groupe, revoir ses amis, qu’il faudra se laver les mains tout le temps, et qu’en plus ce n’est pas obligatoire  ? - Patrice Eustache, enseignant au micro lycée -

 

Plus de lycéens et collégiens perdus dans leur parcours scolaire

Il sera difficile d’évaluer l’impact exact de la crise sanitaire et de l’école à distance sur le décrochage avant un an environ. Les jeunes qui disparaissent des radars de l’école vivent souvent aussi des situations sociales et familiales compliquées.

Patrice Eustache constate déjà une baisse significative des inscriptions dans le micro-lycée : « à cette même période nous avions reçu l’an dernier 30 à 50 candidatures, aujourd’hui, seuls 15 à 20 candidats se sont signalés », ce qui signifie que certains élèves n’ont pas pu être accompagnés ces trois derniers mois par les associations et les structures qui les guident habituellement vers le micro-lycée.

Parmi les associations qui œuvrent sur le terrain, et en particulier à Hérouville-Saint-Clair près de Caen, Quartier Jeunes s’occupe de repérer les jeunes déscolarisés.

"Pendant le confinement, il y a eu beaucoup de jeunes en difficulté. On en a suivi 130, et on a gardé le lien avec eux grâce aux réseaux sociaux ou au téléphone. Ils ne parvenaient plus à se motiver pour l’école à distance, ajoutez à cela des parents qui ne peuvent pas aider leurs enfants d’un point de vue scolaire, et sont inquiets à cause des mesures sanitaires", constate Samuel Lebas, directeur de Quartier Jeunes.

"Nos missions vont s’amplifier dans les mois à venir. Nos éducateurs de quartiers vont aller à leur rencontre. Mais avant les rescolariser, il va falloir les mobiliser avec des objectifs personnels, élaborés au cas par cas."

L’été pour remobiliser les jeunes décrocheurs ?

Les « vacances apprenantes » s’adressent notamment aux élèves qui ne partiront pas, en proposant un renforcement scolaire et des activités éducatives et sportives.

Les jeunes qui vont s’inscrire dans ce processus ne sont pas perdus. Nous, on parle des autres. -Samuel Lebas, directeur de Quartiers Jeunes -

"Nous irons les chercher dans les rues, tous les après-midis, en proposant des ateliers de hip-hop, un garage solidaire. Le but étant de reprendre un rythme et de recréer une organisation du quotidien."

Persévérance scolaire

Une autre association compte aussi œuvrer pendant les mois d’été, afin de préserver le lien entre élèves et apprentissage. Marie Lemonnier, déléguée régionale d’Energies Jeunes, préfère parler de « persévérance scolaire » : "C’est plus positif, note-elle. Nous allons maintenir des binômes établis pendant le confinement entre les élèves volontaires et les coachs (souvent des étudiants) qui les encadrent."

Les partenariats établis concernent une quinzaine de collèges d’Eure et de Seine Maritime, et un établissement du Calvados. "Les coachs ont relevé des difficultés à établir un contact avec des élèves, mais une fois cette marche franchie, l’aide s’est mise en place et va donc perdurer pendant les vacances, et peut-être à la rentrée", affirme Marie Lemonnier. Il s’agit de soutien scolaire dans deux matières au maximum, une aide qui est bénévole.  

Les invisibles

Une proposition qui a ses limites, puisque certains sont restés injoignables par le monde de l’enseignement et des associations.

L’association Quartier Jeunes s’apprête d'ailleurs à suivre et accompagner deux à trois fois plus de jeunes en septembre. Cette catégorie devenue " invisible" aux radars des associations, des écoles et des organismes de formation, est celle qui inquiète le plus Franck Langlois, directeur du centre E2C, situé lui aussi à Hérouville-Saint-Clair.

C’est une école de la deuxième chance qui propose à 200 jeunes au parcours chaotique des formations accompagnées de 9 mois de stage.

Il est temps que les classes reprennent une vie normale,

s’impatiente Franck Langlois, directeur du centre. "Quand nos élèves travaillent en demi-groupe comme aujourd’hui, la motivation n’est pas là, il y a un contre-coup des mois passés à travailler à distance."

Au lieu des 34 candidats présents habituellement aux réunions d’information, seulement 13 ont fait acte de présence. "Or, les personnes qui n’ont pas été dirigées vers nous reviendront peut-être dans trois mois, et cette fois, on va avoir un problème de surnombre"  s’inquiète le directeur.

Il n'est pas trop tard pour les élèves décrocheurs

"Notre centre doit accueillir des classes de 13 à 15 élèves maximum pour leur offrir le meilleur accompagnement. Là, on risquerait de passer à 20, ce qui ne permet pas un parcours personnalisé." Avec pour répercussion directe, un retour à l’emploi ou à la formation moins efficace.  

De son côté, Patrice Eustache du micro-lycée Jean Rostand insiste : «Il n’est pas trop tard pour revenir vers l’établissement, nos portes resteront ouvertes pour écouter et accompagner tous ces jeunes qui en valent la peine. »

 

Regard et conseils de l'écrivain Alexandre Jardin, fondateur de l'association Lire et faire lire 

-"Engagez-vous pour transmettre le plaisir de la lecture parce que c’est quand même l’acte éducatif fondamental. C'est remplir de mots les enfants pour les vacciner contre l’échec scolaire. Si on a des systèmes aussi déconnants, c'est moins grave si les enfants lisent mais ça devient très grave si les enfants ne lisent pas.

-Prenez le temps pour leur lire des histoires. Un enfant qui bascule dans la lecture échappera à l’exclusion, réussira mieux et sera beaucoup moins violent, s’intégrera beaucoup mieux dans la société, et en plus aimera mieux les hommes ou les femmes, ce qui n’est pas un mince sujet. Les rapports homme-femme dépendent aussi de notre vocabulaire: il faut qu’on puisse communiquer. Lorsqu’il n’y a pas de mots, le pire arrive.

-On prend 10 minutes en s’arrêtant chez son libraire pour écouter ses conseils ou dans les bibliothèques. C’est très simple, mais c'est ça qui marche, avec les ados, il faut leur faire rencontrer quelqu’un et que quelqu’un s’intéresse à eux, les considère, leur parle. On essaie souvent de régler les problèmes en faisant l’économie d’une relation, et là, ça ne marche pas.

- Jamais personne n’est perdu, c’est très plastique un jeune, ça peut déconner puis repartir dans le bon sens."
 
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