Tout ou presque a été écrit sur la seconde guerre mondiale. Mais combien d'anecdotes, combien d'histoires personnelles se perdent avec la disparition des derniers témoins de cette époque ? La Fabrique de patrimoines a réuni des témoignages, des "parcours de vie" : c'est "l'histoire vue d'en bas".
"Je me souviens, lors des repas de famille, on parlait toujours de la guerre et du débarquement, raconte Patrick Gomont, le maire de Bayeux, qui préside aussi la Fabrique de patrimoines. Mais on n'a rien noté. Ce n'était pas la priorité du moment". Or, ces souvenirs disent autre chose que ce que racontent les livres d'histoire. "On se rappelle des grandes dates, mais les gens disparaissent", renchérit Pierre Schmit, le directeur de la fabrique de patrimoines.On se rappelle de la monstruosité de la guerre, mais les destins individuels disparaissent.
Ce sont ces destins malmenés par le cours de l'histoire que la Fabrique a entrepris de consigner dans cet ouvrage. Pendant des mois, les auteurs, Sophie et Marc Pottier, on recueilli des souvenirs, des photos, des documents, "pour montrer que l'histoire est vivante". Les familles ont été reçues aux éditions Orep ce mardi 5 novembre afin de découvrir ce livre dans lequel elles laissent une trace. Chacun y retrouve les souvenirs d'un être cher, d'un grand-père aujourd'hui disparu, ou d'une enfance chahutée. Des voix tremblantes trahissent l'émotion. "Et nous, on est là..."
"Je suis un enfant de témoin"
"Vers 6 heures du matin, je suis allée face à la mer voir ce qu'il se passait. Nous étions plusieurs personnes là, sur la digue, à regarder cet incroyable spectacle". Paulette Mériel était une jeune femme "curieuse" que le destin a placée au coeur de l'histoire. Ses souvenirs sont d'autant plus précieux qu'elle est, à 96 ans, la dernière à pouvoir raconter le débarquement des Canadiens à Saint-Aubin-sur-mer. "C'est important pour elle, et c'est important pous nous qui sommes enfants de témoins", explique un de ses fils.
Ce travail de mémoire a aussi permis d'ouvrir le livre d'histoire familial. "Elle m'a raconté ses copines, sa jeunesse, son entourage. Ça m'a permis de la connaître autrement", poursuit Olivier Meriel. "C'est de l'histoire avec de la chair, c'est très émouvant".
"C'est pas de la littérature, c'est du vécu"
Oui, quand il était enfant, il a entendu les "sales boches" qui lui étaient adressés dans la cour de l'école. Pendant la guerre, sa mère a eu trois enfants avec Ernest Dittholm, un sous-officier alors cantonné à Rouen. Bernard, Carl et Eric. Ils portent les prénoms de Bernhard, Karl-Friedrich et Erich, leurs oncles paternels morts à la guerre... À la libération, Marie-Thérèse est renvoyée devant un tribunal. Devant ses juges, elle déclare : "en amour, je n'ai de compte à rendre qu'à Dieu", raconte aujourd'hui son fils, Carl, qui tient le livre dans sa main.
Sa mère s'installe dans un village de l'Eure, au Gros-Theil, où elle doit faire face à l'hostilité de ses voisins. "Mais nous étions propres, bien élevés, discrets. Ma mère a fini par gagner le respect de tous" ajoute-t-il avec émotion. "C'est ainsi que j'ai pu devenir garagiste et que mon frère a été élu maire dans sa commune".
Carl tenait à ce que ce destin à part soit consigné dans le livre. Parce qu'il y a des leçons à tirer de l'histoire vécue par sa mère et de sa propre jeunesse. Carl raconte encore les réconciliations vécues après-guerre quand les soldats allemands prisonniers ont été envoyés dans les fermes pour travailler : "c'est la preuve que lorsque les hommes sont au contact de leurs frères, sans uniformes, sans hierarchie, ils sont faits pour s'entendre".
"C'est important de laisser une trace"
Gérard Orinstein se présente ainsi : je suis un petit-fils de déportés. Mais c'est à peu près tout ce qu'il savait. Sa grand-mère a été gazée à Auschwitz. Son grand-père est miraculeusement rentré du même camp de concentration, mais il a toujours pris soin de taire ces souvenirs indicibles. Son père, qui avait échappé à la déportation, n'était guère plus disert. "Quand il est décédé, en classant des papiers, j'ai retrouvé une lettre écrite par ma grand-mère, un bout de papier griffonné dans le train qui la conduisait à Auschwitz." Sa voix s'étrangle. Sur le papier, jeté du wagon, était écrit : "Je demande par pitié à la personne qui trouvera cette lettre grande pitié et de l'envoyer à l'adresse indiquée. Un ménage qui est déporté". La missive commence ainsi : "Mon petit..."
"J'ai réalisé que j'avais eu une grand-mère..." dit aujourd'hui Gérard Orinstein qui veut ainsi lui rendre hommage : "j'ai 78 ans, et j'avais envie que tout ça reste quelque part. Je voulais laisser une trace de ce qui peut se passer dans la vie. Je suis arrivé à un âge où j'ai l'impression que tout peut se reproduire. Donc le fait de pouvoir lire cette histoire, peut-être que ça peut donner un peu de sagesse aux gens ? Je ne sais pas..."
La guerre des Normands,
par Jean-Yves Meslé, Marc Pottier et Sophie Pottier, éditions Orep