Le premier Béguinage solidaire a ouvert ses portes il y a quelques mois à Valognes (Manche). Il est destiné à des personnes âgées autonomes. Les habitants sont locataires, mais ils ont dû, au préalable, s'engager à participer à la vie collective. C'est le chacun chez soi, mais avec les autres.
L'imposant hôtel particulier sent encore le neuf. Le bâtiment situé près de la gare de Valognes était à l'abandon depuis près de trente ans. Il a été entièrement remis à neuf. Seize appartements ont pu y être aménagés avec une hauteur sous plafond qui donne une sensation d'espace.
Dans ce qui était le parc, dix pavillons neufs sont sortis de terre. De prime abord, le Béguinage solidaire pourrait s'apparenter à une résidence dans l'air du temps, mais l'essentiel est ailleurs.
L'endroit s'inspire des béguinages, ces communautés de femmes créées dès le XIIIe siècle en Europe du Nord où les habitantes vivaient et travaillaient ensemble tout en respectant l'intimité de chacune. "C'est l'indépendance, mais avec l'entraide, explique Sophie Jouan, chargée de la présence bienveillante au Béguinage solidaire de Valognes. "Aujourd'hui, nous sommes très attentifs à la motivation des personnes qui veulent venir habiter ici. Ce n'est pas qu'un logement, c'est aussi un mode de vie qui demande de passer du "je" au "nous"." Les habitants sont tous locataires, avec un bail classique. Mais chacun doit aussi avoir signé une charte l'engageant à respecter les voisins, à cultiver l'entraide et à participer à la vie collective.
Bien chez soi, bien ensemble
Une vaste salle commune équipée d'une cuisine sert de carrefour. L'endroit a été conçu pour briser le mur de l'indifférence. Le café y est servi chaque matin à 10h. Bernadette arrive toujours avec un peu d'avance : "je prépare le café pour tout le monde, c'est mon plaisir, c'est ma manière de dire bonjour". Ce petit rituel permet de faire connaissance. "On est chez soi, avec les autres, résume Catherine, qui vient d'emménager dans un appartement. Ce sont des gens qu'on connaît, qui ne sont pas indifférents quand on les croise".
Jeanine, la doyenne des lieux, vit dans un deux-pièces au rez-de-chaussée. Sa porte donne sur le couloir près de la porte d'entrée. C'était son souhait, "pour être sûre de voir du monde". Avant d'emménager ici, elle habitait un bel appartement en ville. "Je n'avais rien à dire sur le logement, mais je ne voyais personne. En trois ans, je n'ai presque jamais croisé les voisins. La solitude me faisait souffrir". La conversation est interrompue par Sophie Jouan qui frappe à la porte : "Voulez-vous participer à l'après-midi jeux de société ?"
Des petites communautés soudées
L'endroit a été pensé par Tristan Robert, un ancien directeur d'Ehpad, convaincu "que les établissements médico-sociaux et les logements foyers étaient inadaptés aux attentes (...). De la même façon, l’orientation « maintien à domicile à tout prix » nous paraissait une utopie en raison de l’isolement ou des coûts exorbitants des aménagements et de l’inadaptation de la taille des logements."
Dans un livre écrit avec Marie de Hennezel et paru le 28 septembre aux éditions Robert Laffont et Versillio, il donne sa vision du Béguinage solidaire : "l'aventure de vieillir, d'habiter chez soi, mais avec d'autres personnes vieillissantes au sein de petites communautés soudées". Le premier béguinage a ouvert à Valognes au mois de février 2023, mais une douzaine d'autres projets sont en gestation à travers la France.
Le vertige de l'isolement
À Valognes, l'utopie a pu devenir réalité, non sans difficultés. Il a fallu réunir une somme de 4 600 000 euros pour financer les travaux. L'association Béguinage solidaire a pu compter sur des dons et sur des subventions des collectivités locales. Aujourd'hui, les loyers versés par les habitants permettent de rembourser les emprunts et d'entretenir les parties communes.
Bernadette est aujourd'hui soulagée d'avoir intégré le Béguinage. Laisser sa maison fut pourtant un crève-cœur. "Quarante-six ans de ma vie". Bernadette était conductrice de bus scolaire. Elle aime le contact et les rencontres, mais dans sa maison, à Saint-Joseph, elle se sentait de plus en plus isolée. "Ça fait toujours peur, faut pas croire, même en étant très entourée, il y a des moments où je me demandais comment j'allais faire..."
"Avant, j'étais en mode survie"
Son voisin, Francis, adorait sa petite maison à la campagne, "mais j'ai des problèmes de dos et je ne pouvais plus monter l'escalier pour aller à la chambre". Il loue un pavillon de deux pièces. "Ici, je suis bien, c'est de plain-pied. On est en ville, c'est pratique. Là où j'habitais, il fallait faire dix minutes de voiture pour acheter du pain".
Un goûter se prépare dans la salle commune. Catherine a préparé des crêpes. "Je revis. Avant, j'étais en mode survie. J'avais bien mes petits qui venaient me voir, mais la plupart du temps, j'étais vautré sur mon canapé et j'attendais que les heures passent. Là, ce n'est plus le cas". Les autres locataires prennent place autour de la table. On met le sucre sur les crêpes de Catherine. "J'ai eu ma première vie, celle où j'étais jeune, adolescente. Puis j'ai mis en route celle de maman. J'ai eu cinq enfants. Puis ils sont partis. Et en arrivant ici, j'ai entamé ma troisième vie".