Mousse sur le pont, chef de rang : ils ont travaillé ou voyagé sur le France, un paquebot mythique des années 60 qui assurait la liaison entre New-York et le Havre. Trop coûteux, ce fleuron sera délaissé quai de l'oubli au Havre pendant 5 ans, avant de devenir Norway. Retour sur cette destinée.
La construction du paquebot France s'est décidée en 1956 lors d'un vote à l'Assemblée Nationale. Cette commande française sera assurée par les Chantiers navals de St-Nazaire. Le 11 mai 1960, il est mis à l'eau, en présence du président Charles De-Gaulle, de sa femme Yvonne, marraine du navire et de ... 100 000 spectateurs !
Premier voyage du "Palace flottant"
En 1962, il fera un premier voyage transmanche pour tester ce palace flottant ... avant de prendre la direction de New-York pour sa première traversée en février 1962. C'est le début de ses années fastes. Ce paquebot, alliant le luxe et la modernité, va attirer les élites en Première classe. Il peut transporter 2 000 voyageurs entre le Havre et New-York avec près de 1 000 agents à son bord.
"Servir au maximum, faire attention au client, sans le gêner !"
René Montier a servi sur le France de 1962 à 1974. Il était chef de rang dans la salle-à-manger de première classe. Il se souvient de ces années fastes pour le paquebot, lorsque le personnel était aux petits soins pour les passagers. Il y avait pratiquement un salarié pour deux clients ! Cela va lui permettre de croiser beauoup de stars, des écrivains, des cinéastes, des chanteurs ...
Un qui passait souvent, c'était Salvador Dali, un monsieur charmant. Il arrivait toujours le dernier. Il y avait dans la salle à manger de première classe un escalier monumental, il descendait et tout le monde appaludissait. Quand on lui demandait pourquoi il faisait ça, il répondait "je suis Dali, je joue Dali."
"A bord, on travaillait par poste de 6, on était copains, il y avait une amitié entre nous, je revois toujours des copains du France, on a que des bons souvenirs, pourtant on travaillait beaucoup, au moins 14 heures par jours", nous confie René Montier.
Le France va naviguer jusqu'en 1974
Après ses premières traversées en 1962, le paquebot trouve son rythme de croisière, avec 2 000 passagers à son bord. Il assure des liaisons transatlantiques et fait vivre la ville du Havre à chaque escale. Entre l'arrivée des voyageurs en train et le roulement du personnel, notamment venu de Bretagne, les hôtels et les restaurants font le plein. Dans cette ville portuaire, tout le monde connait quelqu'un qui a un lien avec France, comme on l'appelle alors !
Crise pétrolière et la concurrence de l'avion déstabilisent le France
En 1974, le président nouvellement élu, Valéry Giscard d'Estaing, annonce le désarmement du paquebot "bien trop cher à faire naviguer" après la crise pétrolière de 1973. Il fera son dernier voyage en septembre de cette année-là. Pour cette ultime traversée, un petit havrais est à bord. Il part vivre à New-York avec sa famille. Vincent Letac, se souvient de cette traversée mythique.
C'était un luxe qu'on ne connaissait pas, manger au restaurant matin, midi et soir, c'était stupéfiant. C'était un bateau immense, plein de recoins, on avait trouvé le moyen de passer en première classe en passant par la Chapelle où il y avait deux portes ! On a pu visiter les machines, il y avait un bruit colossal et l'immensité des 4 grandes chaudières de 10 mètres de haut ...
Ne m'appelez plus jamais France...
Suite à l'annonce du désarmement du bateau, les syndicats, les salariés et une partie de l'opinion publique réclament le maintien du France dans le giron de la marine française. Michel Sardou en fera une chanson "Ne m'appelez plus jamais France, la France elle m'a laissé tomber ...". Peine perdue, le paquebot sera retiré de la circulation en attendant de trouver preneur. Le déficit est trop important, il atteint 73 millions en 1973 et 120 millions de francs l'année suivante.
Une mutinerie à bord
Une partie du personnel va alors décider d'organiser une mutinerie au sein du navire, lors de son ultime retour au Havre. Nous sommes en septembre 1974, les passagers sont à bord et le personnel va leur expliquer la situation sur le blocage du navire. Une partie des voyageurs sont solidaires et compréhensifs, ils seront ensuite débarqués. Seuls les grévistes resteront à bord pendant 28 jours. Ils seront 1 100 au départ et 590 à l'arrivée. Parmi eux, André-Pierre Ternier, âgé de 20 ans à l'époque.
On voulait boucher le chenal du Havre et attirer les regards médiatiques sur nous, toutes les décisions étaient prises en assemblée, chacun avait son rôle, le but c'était de rendre un bateau nickel pour conserver cet outil de travail.Je suis fier d'avoir fait partie de ce mouvement, ça a beaucoup marqué au Havre !
5 ans sur le quai de l'oubli
En octobre 1974, le France revient au Havre, il sera installé sur un quai qu'on appellera le quai de l'oubli. Les visiteurs seront nombreux à venir voir ce navire mythique. Pendant 5 ans, il y restera avant de repartir en 1979 sous un nouveau nom : Norway. Pour son départ, le 18 août 1979, les Havrais sont très nombreux sur le port, mais il règnera un silence impressionnant pour dire adieu à ce fleuron.
Il sera transformé en paquebot de croisières, deviendra ensuite Blue Lady, et sera désossé en Inde dans les années 2000. Des objets, des meubles et le nez du bateau seront rachetés et résintallés au Havre, notamment dans les réserves de la Frenchlines Compagnie.
C'est presque déraisonnable l'attachement qu'on peut éprouver pour le France, mais ça montre à quel point on était attaché à cette fierté nationale. Dès qu'on en parle au Havre, tellement de gens en ont des souvenirs ... France était comme un citoyen de la ville. Le désarmement de ce navire a été vécu comme un traumatisme.
Comment faire vivre le France ?
Avant son démantèlement en Inde, plusieurs projets ont été évoqués pour maintenir ce paquebot à flots : un hôtel flottant au large d'Honfleur, un casino, un navire de croisières ... Aujourd'hui, l'idée serait de valoriser les meubles, les affiches, les oeuvres d'art de ce paquebot mais aussi de tous les autres, les navires qui ont fait tellement rêver et qui permettaient alors de découvrir le monde.
La Frenchlines Compagnies a beaucoup de trésors en réserves, ils sont ponctuellement exposés. Un jour peut-être, un musée havrais sur son histoire maritime pourrait les rendre plus visibles. Mais c'est encore une autre histoire ...