A 55 ans, Benoît Delahoulière a retrouvé le sourire. Et pourtant, cet exploitant agricole revient de loin. Factures impayées, endettement vis-à-vis des banques, perte d'animaux, les difficultés ont été nombreuses au point de penser plusieurs fois au suicide.
"Quand un agriculteur tombe, tout suit. Il ne faut pas oublier les enfants, ni l’épouse parce qu’ils en prennent plein la tête" souligne Benoît. Et l'éleveur laitier sait de quoi il parle. Issu du monde agricole, il a toujours eu la passion des bêtes. Par manque de place sur la ferme familiale, il travaille en tant que salarié pendant une dizaine d'années puis retourne sur les bancs de l'école à 30 ans.
Après une année de formation agricole, il s'installe à Rolleville, près du Havre, avec son épouse. C'était en 1999. " Les difficultés sont venues très vite" se souvient l'agriculteur. "Quand nous sommes arrivés, il n'y avait qu'une étable. Il a fallu construire un bâtiment pour abriter les vaches l'hiver. Les travaux ont pris du retard"
Plus de lait, ni de veau
Pour faire face, l'éleveur protège tant bien que mal son cheptel avec des ballots de paille, sous un hangar pas tout à fait fini. Mais en décembre 1999, la France est balayée par une tempête d'une rare violence. "Les intempéries ont perturbé les vaches. Très vite, elles ne produisaient plus de lait. Et aucune n'était pleine" raconte Benoît.
Pas de lait, pas de veau : c'est l'avenir du jeune installé qui est tout de suite grevé. Déjà au maximum des emprunts, le couple espère reconstituer une trésorerie en vendant ses vaches et en passant à un système de bovins en location, conseillé par la banque.
Mais la crise de la vache folle passe par là. Les bovins se vendent une misère. Suivront ensuite les différentes crises laitières notamment la plus dure en 2009. "Mon mariage n'a pas tenu" confie l'agriculteur. Un coup très dur.
Le témoignage de Benoît Delahoulière est à écouter dans le reportage ci-dessous :
"Moralement, c'était très dur à tenir"
En 2014, Benoît voit dans sa conversion à l'agriculture biologique une solution pour sa ferme. "Quand on veut passer en bio, il faut une trésorerie solide" reconnaît aujourd'hui l'éleveur. "Donc les difficultés ont continué. J'ai voulu supprimer tous les achats extérieurs et passer à un système où mes vaches mangent 100% d'herbe. Il faut 5 ans en moyenne pour que les bêtes comprennent ce changement alimentaire et s'y habitue".
Pendant cette transition, les vaches de Benoît produisent moitié moins de lait, donc pour l'éleveur cela signifie moitié moins de rentrées financières. "Moralement c'était très dur à tenir" se souvient-il. "Je ne pouvais plus rien faire. J'ai été jusqu’à la suppression du carnet de chèques, de la carte bleue. J'ai vendu quelques œufs pour manger"
A ce moment-là, on a l'impression d'être en dehors de la société. J'avais peur d'aller à la boîte aux lettres car les factures commençaient à s'accumuler.
Benoît, éleveur laitierFrance 3 Normandie
"Tout notre environnement en prend un coup. Les gens, la famille s'inquiètent pour nous. Plusieurs fois, j'ai tressé la corde... mais... il fallait aller jusqu’au bout de mon rêve", poursuit-il les larmes aux yeux.
L'accompagnement de Solidarité Paysans
Pour rebondir, l'homme fait appel à Solidarité Paysans 76. L'association constituée de bénévoles (des agriculteurs à la retraite ou d'anciens salariés d'organismes para-agricoles) accompagne depuis 1991 les exploitants confrontés à d'importantes difficultés sur leur exploitation.
Depuis une dizaine d'années, Benoît a pu compter sur le soutien de Joseph Hauville, éleveur à la retraite et bénévole. A 75 ans, cet ancien éleveur laitier du pays de Caux a connu les grandes évolutions de l'agriculture du XXème siècle. Lui n'a jamais rencontré de problèmes financiers. Aujourd'hui, il fait profiter Benoît de cette rigueur technique et de gestion.
"Notre mission, c'est accompagner. J'ai ma vision de la profession et de la technique. Mais les agriculteurs que nous suivons ont leur souhait. On essaie de les accompagner dans ce sens." Une mission facilitée par son expérience. "Je suis sur la même longueur d'ondes qu'eux. C'est au-delà des mots. On ressent les mêmes choses. Nous avons le même rapport à la vie, à la nature"
Solidarité Paysans compte cinq antennes dans les cinq départements normands. En Seine-Maritime, l'association a accompagné 170 familles en 2021. Un suivi parfois complexe reconnaît Joseph Hauville : "par moment, c'est vrai, on est un peu désespéré. On voit ce que la personne devrait faire. Mais l’agriculteur est enfermé dans son histoire, dans son passé. C’est parfois difficile de voir les erreurs des autres. Mais c'est à eux de faire"
Car comme l'explique Hélène Méline, l'une des salariées de l'association en Seine-Maritime: "c'est notre philosophie. L'association ne porte pas de jugement. Quand nous arrivons sur une exploitation, nous tâchons plutôt de regarder vers l’avenir que vers le passé. Nous essayons de trouver des solutions"
Nous sommes là comme des tuteurs. Je n’aime pas tellement le mot conseil. Nous ne faisons pas à la place des agriculteurs. Ce sont eux qui ont les idées. Nous les aidons juste à les lancer.
Hélène Méline, salariée de Solidarité Paysans 76France 3 Normandie
Un soutien technique et moral
Solidarité Paysans 76 intervient d'ailleurs uniquement à la demande des agriculteurs. "Chaque appel à un fournisseur, à un banquier se fait avec l'accord de l'agriculteur" explique Hélène Méline. "Si on veut que l'agriculteur soit réceptif à l'aide que nous lui apportons, il faut qu'il soit dans cette démarche d'acceptation".
Une démarche dans laquelle s'est inscrit Benoît. "C'est clair qu'il faut déjà être d'accord pour être aidé, sinon les conseils de Joseph ou d'Hélène butent contre un mur" reconnaît-il. "J'ai une part de responsabilité dans tout ce qui m’est arrivé. Certainement que ma seule année de formation agricole avant de m'installer n'était pas suffisante. On ne peut pas tout apprendre en un an."
Grâce à l'association, Benoît touche aujourd'hui le RSA et bénéficie de la CMU, la couverture maladie universelle. Car sa situation financière s'est améliorée mais ne lui permet pas de se verser un revenu. Toutes ses dettes ne sont pas épongées mais il parvient à payer régulièrement ses fournisseurs et les propriétaires qui lui louent ses terres.
L'homme a aujourd'hui retrouvé le sourire. Il fait preuve de recul face aux difficultés qu'il a traversées. Mais à leur évocation, la souffrance est encore palpable : "parfois, c'était même difficile de décrocher mon téléphone pour appeler Solidarité Paysans. On n'a plus rien à leur dire. On n’a plus l’impression de respecter notre parole par rapport aux gens qui nous aident. Quand on est tout en bas, on a honte. On n’a même plus aucune estime de soi. Je comprends les gens qui veulent arrêter"
529 agriculteurs se sont suicidés en 2016
D'après les dernières données publiées par la MSA, la mutualité sociale agricole, 529 agriculteurs ont mis fin à leur jour en France en 2016. Comme pour le reste de la population française, le suicide concerne davantage les hommes que les femmes. Mais dans le secteur agricole, il est plus fréquent. Ce risque dit de surmortalité s’élève à 20% par rapport au reste des français d'après une étude de Santé Publique France. Les éleveurs bovins sont dans la population agricole ceux qui ont le plus de risque de mettre fin à leurs jours.
Le phénomène s’accentue avec l’âge à partir de 45 ans. Et il est loin d'être récent comme l'indique un rapport sénatorial de mars 2021. Il est identifié dès les années 1970. Le suicide des agriculteurs est également un problème qui ne touche pas uniquement la France.
De nombreux pays dans le monde comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni, et particulièrement l’Inde sont confrontés à la même situation.
Comme l'explique le rapport sénatorial de 2021, le suicide est souvent lié à un élément déclencheur : un problème de santé pour l'exploitant ou sa famille, un incendie dans un bâtiment, un aléa climatique qui ruine la récolte...
Un sentiment profond de déconsidération
Mais un faisceau de facteurs plus structurels explique le passage à l'acte. Parmi les principaux relevés par les sénateurs : l'endettement vis-à-vis des banques et la faiblesse du revenu alors même que les agriculteurs travaillent en moyenne plus que le reste de la population (55h par semaine week-end compris contre 37h) et que 2 exploitants sur 3 déclarent ne pas avoir pris plus de 3 jours consécutifs de vacances dans l'année.
L'autre phénomène principal est le sentiment de dénigrement permanent appelé agribashing. 4 agriculteurs sur 10 interrogés par la mission parlementaire expliquent en avoir été victimes dans le mois qui précède. Ceci se traduit par des critiques permanentes, du harcèlement téléphonique, des intrusions dans la ferme. Surtout, 52% d'entre eux estiment que ce harcèlement est le fait des media.
C'est aussi ce que révèle un article de deux chercheurs normands : la population agricole ressent aujourd'hui "le sentiment d’être systématiquement dénigrée et désignée coupable en particulier des maux environnementaux".
S'ajoute selon les auteurs "un sentiment de ne pas maîtriser son propre destin, verrouillé par un marché agricole faussé par des aides publiques. [...] Les aides ne vont pas d’ailleurs sans contrainte bureaucratique. Il en résulte un sentiment de harcèlement par l’administration, les assurances ou les banques qui apparaissent déconnectées de la réalité de l’activité des principaux intéressés."
Maria Lefebvre est psychologue. De 2013 à 2019, dans la région de Pont-Audemer (27), elle a encadré des groupes de parole. Pendant 6 ans, des agriculteurs ayant fait des tentatives de suicide ou en très grande détresse psychologique se sont vu proposer par les assistantes sociales de la MSA ce lieu d'échange.
La psychologue souligne une des spécificités du secteur agricole:
Il n'y a pas de limite entre la sphère professionnelle et personnelle. La situation anxiogène est présente en permanence. Les agriculteurs ont un attachement très important à la terre. Elle est comme une partie d'eux. C'est une continuité de la famille. Ils ne voient donc aucun autre avenir possible. La terre est là, leur maison est là, que peuvent-ils faire ? Dans un autre corps de métier, on peut plus facilement penser à faire autre chose si ça ne va plus.
Maria Lefebvre, psychologueFrance 3 Normandie
L'isolement est aussi un élément aggravant souligne la psychologue. Comme les agriculteurs pensent que les autres ne peuvent pas comprendre leurs problèmes car ils ne sont pas issus du même milieu, ils tendent à se replier sur eux-mêmes. La honte, la culpabilité les empêchent de demander de l'aide. "Ils mettent en place une stratégie d'évitement. Certains essayent même de ne plus être invités par leur famille" précise-t-elle.
Une "mobilisation collective" pour enrayer les suicides dans la profession
En novembre dernier, le gouvernement a lancé une "mobilisation collective" pour lutter contre le fléau du suicide chez les agriculteurs. Après deux rapports parlementaires en 2020 et en 2021 sur le sujet, Julien Denormandie, le ministre de l'Agriculture, et Olivier Véran, le ministre de la Santé, ont présenté leur feuille de route.
Parmi les mesures annoncées : la création de comités de pilotage dans chaque département d'ici la fin de l'année 2022. L'objectif est de mieux coordonner au niveau local l'ensemble des acteurs agissant dans la prévention des suicides (représentants de l'Etat, du monde de la santé, du monde agricole...) et gravitant autour des agriculteurs.
D'autres dispositifs financiers doivent également être renforcés afin de faciliter le remplacement des agriculteurs en situation d'épuisement professionnel notamment. D'après le gouvernement, le budget dédié chaque année au mal-être agricole devrait passer de 30 à 42 millions d'euros.
Depuis 2011, la MSA de Haute-Normandie agit à son niveau. Une plateforme d'écoute, Agri'Ecoute, a été mise en place au 09 69 39 29 19 ou par tchat sur agriecoute.fr. Elle permet de dialoguer de façon confidentielle avec un professionnel en cas de souffrance ou de détresse.
La MSA propose également des séances de sophrologie, des consultations psychologiques, des "séjours-répit" pour partir en vacances ainsi qu'un service de remplacement pour lutter contre l'épuisement professionnel.
De son côté, aujourd'hui, Benoît Delahoulière va mieux. Il a retrouvé la motivation et le plaisir de son travail. Son fils devrait le rejoindre prochainement sur la ferme. Ensemble, ils peuvent envisager de nouveaux projets sur la ferme.