Le photographe bordelais Arnaud Théval et la chercheuse Delphine Saurier ont entrepris un travail au sein de la maison d'arrêt de Saintes. Derrière cet intitulé forcément provocateur se cache une véritable réflexion sur la réalité du quotidien en milieu carcéral.

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Dans la cour de promenade de la maison d'arrêt de Saintes, un mystérieux tas de baudruches bleu ciel tapisse le sol. Fragiles et aériens, quelques timides ballons esquissent un envol que l'on imagine plus qu'éphémère. En arrière-plan, un mur sale, scarifié pour l'éternité par de tout autant énigmatiques graffitis de détenus. On croit deviner une main qui s'agrippe aux grilles de la fenêtre. Depuis quelques semaines, c'est cette photo de près de cinq mètres carrés qui orne le sas d'entrée de la prison. "Pour des gens qui arrivent pour la première fois, c’est vrai que ça interroge !", confirme Didier Docoche, directeur de l'établissement pénitentiaire.

Cette incongrue incursion d'art contemporain dans cet espace carcéral, c'est la première ébauche visible d'un travail de recherche initié depuis un an par le photographe Arnaud Théval. Avec la sociologue Delphine Saurier, ils sont tous deux allés à la rencontre des surveillants avec cette interrogation en forme d'oxymoron : peut-on passer de bons moments en prison ? 

"J’étais dans un premier temps surpris, mais je trouvais que c’était original", confesse le directeur de Saintes. "Pour une fois, on mettait le personnel en avant plutôt que de ne voir que le côté sombre des prisons. C’était une manière de montrer que derrière les barreaux, il y a de la vie et des gens qui y travaillent. Ils ont parfois des difficultés à parler de certains aspects de leur travail et c’était une façon de les mettre en valeur."

Des clichés oniriques

L'artiste et la chercheuse n'en sont pas à leur premier coup d'essai. Le premier s'intéresse de longue date à cette institution source de bien des fantasmes pour le grand public. En 2018, il avait déjà travaillé en immersion dans la toute nouvelle prison de Draguignan dans le Var nichée au cœur d'une forêt. Il en avait sorti des clichés oniriques où des surveillants et des détenus posaient en compagnie de corbeaux ou de sangliers. Delphine Saurier, elle, a une formation d'historienne de l'art et avait notamment rédigé un rapport ministériel sur la culture en détention. Dans cette nouvelle enquête commune, ils voulaient interroger tout autant les acteurs de l'intérieur de ce milieu si particulier, autant que notre propre vision de cet univers par définition invisible pour le commun des mortels.

"C’est très compliqué de faire émerger un récit qui soit un petit peu différent", explique Arnaud Théval. "Une fois qu’on est sorti de la violence, de la misère, de la surpopulation, des suicides, du mal-être au travail – ce qui est bien sûr une réalité – il y a tout un panel de relations humaines qui est très intéressant à regarder, qui est très émouvant voire très beau et poétique. C’est ça dont nous avons voulu nous saisir."

C’est déstabilisant de dire qu’il y a des bons moments en prison.

Delphine Saurier, sociologue

Un mariage au parloir ou un barbecue sur le parking

Le postulat de départ, ces a priori indécents "bons moments", peut soit faire sourire, voire choquer pour certains. La première réponse instinctive des surveillants interrogés était prévisible : il n'y en a pas.

Pourtant, derrière ses barreaux, entre ces murs, dans cet espace public fermé, on peut forcément trouver un peu de lumière dans l'obscurité, en cherchant bien. "L’inconnue, c’était de savoir s’ils allaient parvenir à les mettre en parole, s’autoriser à poser des mots", avoue Delphine Saurier. "C’est difficile de parler de "bons moments" par rapport à sa direction mais aussi par rapport à ses propres collègues et même par rapport à soi. On a constitué sa posture professionnelle dans un combat et une certaine dureté du quotidien et c’est déstabilisant de dire qu’il y a des bons moments. Mais finalement il n’y a pas eu beaucoup de résistances."

"Des relations humaines fortes"

"J’avais personnellement des doutes sur certains agents que je ne pensais pas aussi ouvert et qui auraient pu penser que raconter ces choses pouvait les fragiliser", poursuit Didier Docoche. "Ces choses", ce sont parfois de petites choses. Des barbecues entre collègues sur le parking, des nuits de garde où l'on refait le monde quand la prison dort, des combats syndicaux aussi où les agents ont le sentiment d'améliorer leurs conditions de travail. Et puis, bien sûr, il y a les rapports humains avec les détenus.

"La première fois que je l’ai rencontré, il n’y avait pas de bonjour. Alors que maintenant, il y a un vrai savoir être, une vraie relation et une perspective de sortie. C’est mon métier et cette évolution-là me permet de penser qu’il y a aussi des bons moments", confesse ainsi un surveillant à la sociologue. "Avec la mise en place des services pénitentiaires d’insertion et de probation qui travaillent avec les détenus sur leur parcours et leur sortie, les agents ont pu avoir le sentiment à un moment donné de n’être plus là que pour garder les portes. Mais se dire qu’ils participent pleinement à cette resocialisation, c’est une vraie satisfaction pour eux", explique-t-elle.

"Ils font quand même face à des gens qui ne sont pas des enfants de chœur avec beaucoup de jeux de rôles et de postures", confirme Arnaud Théval. "Mais, plus on creuse, plus des choses apparaissent avec des relations humaines fortes. Un surveillant me racontait par exemple qu'un détenu allait se marier, il fallait un témoin et ça avait été lui. Un mariage dans un parloir, ce n’est pas rien. Ça peut être aussi de partager un repas, de recevoir une lettre même si ça pose tout de suite des questions de déontologie. D’un côté, il y a le code, et puis, il y a la réalité du quotidien qui rend les choses adaptables." 

L’objectif de ce travail, c’est de décaler et de surprendre

Delphine Saurier, sociologue

C'est en faisant ce pas de côté que les deux enquêteurs du quotidien tentent de changer notre vision du milieu carcéral, avec peut-être l'espoir de le faire évoluer. "Quand on va en détention, on est amené à vivre autre chose", constate Delphine Saurier. "L’objectif de ce travail, c’est de décaler et de surprendre. On a un regard très homogène sur la prison de l’extérieur qui est finalement très terne, très aplani et très réducteur par rapport à ce qu’il s’y passe."

Ce qui m’intéresse, c’est comment une pratique artistique qui s’appuie sur des principes d’enquête anthropologique peut agiter l’espace social

Arnaud Théval, artiste

On le comprend très vite, il y a évidemment un enjeu politique derrière cette anodine recherche de "bons moments". "Ce qui m’intéresse, c’est comment une pratique artistique qui s’appuie sur des principes d’enquête anthropologique peut agiter l’espace social, complète le photographe, comment l’art peut permettre de regarder ces institutions et de poser des questions pour aller plus loin que les assignations et les enfermements intellectuels dans lesquels nous sommes tous. Si réellement on veut penser la prison dans son évolution, comment s’y prendre autrement qu’en disant il faut les brûler ou il faut en construire plus".

Après la maison d'arrêt de Saintes, le travail devrait se poursuivre début 2022 dans la prison de Poitiers-Vivonne. Entre temps, un séminaire sera organisé à Paris début décembre, comme un rapport d'étape de cette longue enquête. À terme, un carnet de recherche partagé et des publications scientifiques permettront au grand public de jeter un œil curieux, par-dessus les murs, sur le quotidien de cet espace de privation des libertés. Allez savoir, dans un coin de la lucarne, on pourrait bien apercevoir une baudruche bleu clair qui s'envole dans le ciel. 

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