Isabelle Aubry, présidente de "Face à l'inceste" : "La prescription est un passeport pour le viol d'enfants"

Depuis Jonzac (Charente-Maritime) où elle vit, Isabelle Aubry mène un combat acharné pour la protection des enfants victimes d'inceste. Elle estime que "la loi française n'est faite que pour la liberté sexuelle des adultes" et qu'il faut la changer.

Violée par son père lorsqu'elle était enfant, Isabelle Aubry a fondé l'association "Face à l'inceste" qui se bat depuis vingt ans pour éveiller les consciences sur ce fléau à l'ampleur méconnue. Son livre "La première fois j'avais 6 ans" vient d'être réédité et mis à jour. Isabelle Aubry a 55 ans et vit à Jonzac (Charente-Maritime).

France 3.
Dans votre livre, vous racontez l’enfer que vous avez vécu pendant votre enfance, les horreurs que votre père vous a fait subir. L’écrire a-t-il été une souffrance ou au contraire une libération ?

Isabelle Aubry.
Je ne l'ai pas vu comme ça, je l'ai vu comme une mission. Quand le livre est sorti pour la première fois en 2008, rares étaient les survivants qui s'exposaient à visage découvert. Eva Thomas avait ouvert la voie bien longtemps avant, mais sinon il y avait peu de témoignages. Je ne peux pas dire que replonger dans mon histoire, la raconter tous les jours pendant un mois à Véronique Mougin qui m'a aidée à écrire ce livre, c'était une grande joie mais j'avais déjà fait un gros travail sur moi donc c'était un peu comme si je parlais de quelqu'un d'autre. Et puis, ça avait un sens, aider d'autres enfants, faire avancer les choses, je ne l'aurais pas fait sinon. Donc cela n'a été ni une souffrance, ni une libération, mais un combat. Vous savez, je suis un pitbull. Mon moteur c'est plutôt la colère. C'est aussi pour ça que j'ai créé mon association : pour qu'aucune petite fille ou petit garçon ne subisse ce que j'ai subi. Si je ne peux pas croire ça, je n'ai qu'à mourir tout de suite. Je ne veux pas vivre dans un pays qui traite ses enfants comme ça. C'est pour ça que je me suis exposée et que je m'expose encore personnnellement. 

France 3.
Si vous reprenez la plume aujourd'hui, douze ans après, c'est "pour faire le bilan" comme vous l'écrivez. Que dit-il ce bilan ?

Isabelle Aubry.
On a réussi à obtenir certaines choses même si ce n'est jamais assez pour moi. J'ai toujours le sentiment de vivre dans un pays qui nie l'inceste et ne protège pas ses enfants. Mais mon mari me le rappelle souvent : il y a eu des avancées. L'insertion de l'inceste dans le code pénal par exemple, ou encore le rallongement à deux reprises du délai de prescription (NDLR : de dix à vingt ans en 2004, puis de vingt à trente ans, en 2018). On est aujourd'hui une trentaine d'associations à se battre sur le consentement, alors qu'au début j'étais seule, j'avais le sentiment d'hurler dans le désert d'ailleurs. Donc, oui, il y a une vraie mobilisation, la société civile s'est réveillée, c'est bien mais ça ne suffit pas. 

Le juge d'instruction m'a demandé si j'étais d'accord pour avoir des relations sexuelles avec mon père...

France 3.
Sur le consentement justement, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti propose d'établir un seuil à 18 ans pour les victimes d'inceste. Cela va dans le bon sens selon vous ? 

Isabelle Aubry.
Cela fait vingt ans que je souhaite qu'on crée une infraction spécifique d'inceste avec un seuil à 18 ans. Je me souviens que quand mon avocate m'a annoncé que l'inceste n'existait pas dans le code pénal, j'ai pris un paquebot sur la tête. Ce que j'avais vecu n'était pas interdit ? Comment était-ce possible ? L'inceste c'est clair et net : ce sont des violences sexuelles commises au sein de la famille, et cela ne peut pas porter un autre nom. Ce n'est ni un viol, ni une agression sexuelle ! Les liens qui existent entre l'auteur, la victime et la famille ne sont pas pris en compte par la loi et ça ne va pas du tout. Quand en plus, le juge d'instruction m'a demandé si j'étais d'accord pour avoir des relations sexuelles avec mon père... Sur le moment, j'ai pensé à me sauver. Aujourd'hui je réalise la violence de notre loi qui n'est faite que pour la liberté sexuelle des adultes et pas pour protéger les enfants. 

France 3.
Et c'est parce que la loi est ainsi faite que votre père a été jugé en correctionnelle, et pas devant une cour d'assises, et qu'il a été condamné "seulement" à six ans de prison ? 

Isabelle Aubry.
Oui... Parce que je n'ai pas pu prouver que je n'étais pas consentante, parce que je n'ai pas dit "non". Quel pays peut traiter ses enfants comme ça ? Il faut changer la loi. 

C'est trop tard, Madame, vous avez dépassé le délai de quatre ans !

France 3.
Obtenir l'abolition de la prescription (NDLR : le délai au dela duquel on ne peut plus juger les faits), c'est l'une des 30 propositions que vous formulez dans votre livre, et peut-être l'une des plus importantes ? 

Isabelle Aubry.
Je vais vous raconter une histoire. Il y a quelques années, je fais la connaissance d'une jeune femme via le site internet que j'avais créé pour les victimes d'inceste. Elle me raconte qu'elle s'appelle Marie, que son grand-père l'a violée, a violé ses cousines, et aussi ses copines d'école devant elle ; elle pense même qu'elle est la fille de son grand-père. Le portrait type du prédateur ! Quand elle me contacte, elle vient de sortir du déni et réalise qu'il peut y avoir d'autres victimes. Elle prend donc son courage à deux mains et va voir une avocate pour porter plainte. Et vous savez ce que l'avocate lui a répondu ? "C'est trop tard, Madame, vous avez dépassé le délai de quatre ans !" Voilà comment ça se passe en France. Alors qu'au Canada par exemple où il n'y a pas de prescription, un homme qui a violé sa fille et plusieurs autres enfants handicapés, a été arrêté, emprisonné et soigné. Pour moi, l'imprescriptibilité, c'est donc une façon de protéger les enfants. Quand mon père a commencé à m'agresser, j'avais six ans et il a continué jusqu'à mes neuf ans; à cette époque-là, la petite fille que j'étais avait trois ans pour porter plainte. Une petite fille de douze ans, vous vous rendez compte ? La prescription est un passeport pour le viol d'enfants. 

France 3.
La vague de témoignages qui déferle actuellement, les révélations sur le politologue Olivier Duhamel (accusé d’agressions sexuelles sur son beau-fils), tout cela peut-il aider à faire évoluer la loi ? 

Isabelle Aubry.
Je le pense. Tous les pays qui ont avancé sur ces sujets-là ont réagi à des affaires qui les ont touchés. Au Canada, cela s'est passé suite à des enlèvements de petits garçons, violés et tués. En Belgique, c'était après l'affaire Marc Dutroux (NDLR : condamné en 2004 à la prison à perpétuité pour plusieurs viols et assassinats sur des mineures). Les choses bougeront si la paix sociale est remise en cause, si tout le monde se dit "ça peut arriver à mes enfants." Jusqu'à présent, les victimes de l'inceste sociale n'ont pas bousculé la paix sociale, donc c'est un non sujet. 

France 3.
Et pourtant, le phénomène est d'une ampleur insoupçonnée. Selon un sondage réalisé par votre association, un Français sur 10 affirme avoir subi l'inceste. Comment faire alors pour repérer les enfants qui en sont victimes ? Quels sont les signes ? 

Isabelle Aubry.
Toutes les personnes proches d'un enfant au quotidien peuvent repérer des signaux d'alerte : un changement brusque de comportement par exemple. Un enfant studieux qui devient surexcité, un enfant propre qui se remet à faire pipi au lit, un enfant sage qui fait des fugues, ou qui a des troubles du comportement alimentaire ou du sommeil, tout cela peut alerter, et pas seulement sur l'inceste d'ailleurs. Et là, il faut questionner. Dans mon cas, cela est venu d'une voisine.  

Plus un enfant est en confiance, plus il parle tôt dans l'espoir que la situation s'arrête.

France 3.
Aidez-nous à comprendre. Que se passe-t-il dans la tête d’un enfant abusé par l’un de ses parents, ou par un membre de sa famille ?

Isabelle Aubry.
Contrairement à l'adulte qui intellectualise, chez l'enfant tout se passe de manière inconsciente. Quelque chose va dérailler dans sa tête et il va se mettre dans une forme de déni protecteur. Les choses s'arrêtent quand il va parler avec des mots ou des maux. Des études canadiennes ont révélé que la personne de confiance est souvent la mère et que, plus un enfant est en confiance, plus il parle tôt (dans les 30 jours après les faits) dans l'espoir que la situation s'arrête. Si parler empire les choses, et suscite par exemple la colère de la famille, alors l'enfant ne parle pas. Mais il fait tout cela inconsciemment., il ne calcule pas, il n'est même pas capable de se faire une représentation de ce qu'il vit. Moi quand ça a commencé, j'étais petite mais je me suis mise à fumer, je fuguais, je portais les vêtements de ma mère,  je volais dans son porte-monnaie, j'ai arrêté de manger... J'ai fait pas mal de trucs pour attirer l'attention. C'est seulement quand on m'a questionnée que j'ai parlé avec des mots.

France 3.
Quel a été le déclic ?

Isabelle Aubry.
J'ai réalisé qu'il y avait quelque chose de pas normal à la maison, simplement parce que mon père m'avait dit de ne pas en parler, sinon j'irai en prison. Et un jour, la colère est montée en moi, je l'ai menacé de tout dire à ma mère. Et cela a bien fonctionné, parce que pendant quelques années, il a arrêté de me toucher.

France 3.
Les personnes extérieures à la famille peuvent aussi repérer un enfant victime d'inceste ?

Isabelle Aubry.
Les médecins de famille sont en première ligne. Notre association a aidé la Haute Autorité de Santé à rédiger des recommandations qui ont été publiées en 2011 afin de mieux dépister, signaler et prendre en charge les enfants victimes d'inceste. Les médecins ne sont pas toujours formés à cela et ils font très peu de signalements. Moins de 5% des signalements sont faits par les médecins. Pareil pour les enseignants. Emmanuel Macron souhaite que la parole des enfants se libère à l'école mais encore faut-il que les enseignants soient formés. Si cela se met en place, c'est très bien. Moi quand j'allais mal, on a convoqué mon père parce que je dormais sur les tables à l'école. On l'a questionné lui, mais moi jamais. Si quelqu'un, capable d'entendre et de prendre des mesures, l'avait fait dans un cadre sécurisant j'aurais parlé. 

Avoir subi ce que j'ai subi ne fait pas de moi une une victime à vie.

France 3.
Rien n'a changé depuis ?
 

Isabelle Aubry.
On commence seulement à prendre des mesures de dépistage systématique, alors qu'on sait qu'il y a deux à trois enfants par classe qui sont victime d'inceste... Cela devrait être une obligation.

France 3.
Aujourd'hui, après avoir été longtemps une victime, vous avez pris votre destin en main, comme vous l'écrivez. On peut survivre à l'inceste, c’est votre message ?

Isabelle Aubry.
L'inceste provoque beaucoup de souffrance et ce qui se passe après, aussi. Comment va réagir la famille ? Quel parti va-t-elle prendre ? C'est tempête sous un crâne pendant des années, ça prend parfois une vie. Mais on peut vivre dans l'équilibre  après avoir vécu tout cela, je l'ai fait. Avoir subi ce que j'ai subi ne fait pas de moi une une victime à vie. J'ai été "donnée en sacrifice" quand j'étais enfant car je n'avais pas d'autre choix, j'étais sous la tutelle de mes parents. Quand je suis devenue majeure, je me suis soignée, j'ai pris mon destin en main, j'ai créé ma propre famille, je suis devenue une survivante. C'est la différence. Tout le monde peut en faire autant. 

"La première fois j'avais six ans" d'Isabelle Aubry, aux éditions XO Document. 18,90€

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