Emmanuel Guibert nous offre un long entretien alors que quelques heureux élus ont pu visiter son exposition au Musée d'Angoulême. Le grand prix 2020 du Festival International de BD y consacre une large place à ses amis... et très peu à la bande dessinée.
"Nous sommes les gens de qui nous parlons" : c'est par cette citation d'Alan Ingram Cope que s'ouvrait "Martha & Alan", le dernier volet de la biographie qu'Emmanuel Guibert avait dédié à son ami américain de l'île de Ré. Alors pour cette exposition exceptionnelle, aux portes toujours closes pour cause de pandémie, le dessinateur a pris au mot son regretté GI.
Disons-le d'emblée, les lecteurs seront forcément surpris si, un jour prochain, ils ont l'opportunité de visiter l'exposition que leur a imaginé le Grand Prix d'Angoulême 2020 ; pas plus Alan que le photographe de guerre Didier Lefèvre ou Ariol, l'âne bleu à lunettes n'ont, cette fois-ci, eu l'honneur de représenter leur auteur. Non, Guibert voulait nous inviter au "bar des amis", un estaminet virtuel où l'on croise les artistes qui habitent, partagent, traversent l'existence du dessinateur.
Je suis quelqu’un qui n’a pas énormément exposé dans sa vie et, quand il y en a eu l’occasion ces dernières années, j’avais toujours confié le commissariat à d’autres gens. Exceptionnellement cette année, il y a eu deux expositions coup sur coup avec de la superficie et donc la possibilité d’avoir de l’ambition, ce qui fait que je me suis dit que j’allais essayer de les écrire. C’est une expérience intéressante que je n’avais jamais faite. Je serai content de retourner à mes affaires courantes dès le mois prochain mais j’ai eu une parenthèse de six mois pendant laquelle j’ai beaucoup réfléchit à ces expositions. Ça pose toute sorte de questions dont je n’ai pas l’habitude et qui m’ont appris des choses. Ça reste une expérience narrative. Pour une exposition qui intéresse la bande dessinée et d’autres arts de l’image, je trouve que ça vaut le coup de les écrire, de les scénariser presque, de manière à ce que, dès l’entrée, le visiteur se sente attendu, pris en charge, provoqué dans sa compréhension, invité à se pencher sur tel ou tel aspect du travail, sollicité dans ses réponses.
L'exposition s'ouvre donc sur les travaux d'observation que l'auteur accumule depuis plusieurs décennies maintenant. En ville, mais plus souvent en pleine nature, Guibert ne sort jamais sans ses cahiers et ses crayons pour croquer des moments de vie, des détails anodins. "Le croquis n’existe pas, c’est la trace qui reste d’un moment où on a regardé quelque chose. C’est à cela qu’il sert", expliquait-il à Gilles Ciment en 2002. En découle une impressionnante oeuvre foisonnante, éclatante de couleurs et d'espaces libres. "Herborisons" nous intime Guibert dans l'intitulé de cette salle introductive de l'exposition.
C’était à l’origine une discipline, le plaisir de ne pas laisser passer trop d’heures et, a fortiori, trop de jours sans mettre la main à la pâte du dessin d’observation. Il est évident qu’avec les ans la pratique a changé parfois un peu de rythme – je m’autorise certaines plages où je fais autre chose – mais il est évident que toute ma vie le dessin d’observation m’accompagnera et c’est ce dont j’ai voulu attester dans la première partie de cette expo en choisissant le thème des promenades dans la nature. D’abord peut-être parce que c’est ce qui m’a le plus manqué cette année en tant que parisien confiné et donc je n’étais pas fâché de dessiner à ce propos ou, quand je devais farfouiller dans mes archives, d’aller rechercher des dessins qui étaient encore porteurs d’une trace d’oxygène, d’iode ou de chlorophylle.
"Fraternisons" est donc la deuxième injonction bienveillante de cette ballade dans la bulle créatrice de Guibert. Bienvenue donc dans "le bar des amis". Ainsi se dessine en creux un riche auto-portrait où les sculptures de Jean-Louis Faure ou les encres de Ye Xin répondent aux méditations végétales de leur ami Emmanuel. "Pour bien dessiner, il faut bien vieillir", déclarait-il à Ciment. De toute évidence, l'amitié est effectivement au coeur de cet honorable projet de vie.
Evidemment, chacun d’entre nous, enfermés dans nos carcasses, quand on prend de l’âge, on se demande si on vieillit si bien que ça. Mais l’essentiel, en effet, c’est que ça ne se voit pas trop de l’extérieur et qu’on ait des réserves en soi de juvénilité, de curiosité, de tout ce qui fait que l’on reste en vie. Le fait de s’entourer de gens comme ça, c’est montrer qu’on en a jamais fini avec les rencontres – parce qu’il a des gens dans l’exposition que je connais depuis fort longtemps et d’autres qui sont relativement récents – donc c’est pour montrer dans l’existence cet espèce de peuplement de l’amitié qui peut nous rejoindre à tout moment. Il y a des amis qu’on perd, des amis qu’on gagne, mais aussi longtemps que l’on a des amis, ça veut dire qu’on continue à vivre, qu’on a de la curiosité pour les autres. On est prêt à voir avec eux la quantité de conversation et éventuellement même pourquoi pas de dévouement, d’attention et de sollicitude qui font qu’on les gardera auprès de nous. C’est ça le bar des amis ! Ce grand zinc où sont accoudés architectes, graveurs, sculpteurs, photographes, cinéastes, auteurs de bandes dessinés, etc…
Dans le bar, on croise aussi des musiciens bien sûr. La musique, c'est une autre facette méconnue d'Emmanuel Guibert. Non pas que l'homme se révèle être un instrumentiste d'exception. Il ne manquerait plus que ça ! Non, mais son compagnonnage avec le label Vision Fugitive nous montre un graphiste qui n'est pas insensible non plus aux volutes sonores et aux mélopées colorées de ses amis musiciens. En retour, ils lui ont même offerts un disque inspiré de sa trilogie d'Alan. Ça sert à ça aussi les amis.
Je joue très mal de la guitare et je chante sous la douche ! Mais je suis ravi d’être régulièrement requis par Vision Fugitive pour dessiner une pochette puisque je dessine toutes les pochettes de ce label depuis qu’il existe, à raison de trois disques par an. C’est un label qui a été créé par Philippe Ghielmetti qui est aussi co-commissaire avec moi de l’expo d’Angoulême. C’est un graphiste émérite qui faisait partie de Futuropolis première manière, qui a roulé sa bosse dans plein d’aventures éditoriales. Il est graphiste principal chez Dupuis en ce moment et il a fondé ce label avec un guitariste qui s’appelle Philippe Mouratoglou, un clarinettiste Jean-Marc Folz et un pianiste Stéphan Oliva. Tous ensembles, avec de nombreux invités, ils nourrissent régulièrement ce label tous azimuts avec des projets qui peuvent aller du classique en passant par le flamenco ou le jazz.
De la BD, il y en a quand même un peu dans l'exposition. On découvrira, par exemple, l'unique album de ce vieil ami anglais. En rentrant chez lui dans l'Eurostar, il avait, un jour, été bouleversé par la lecture de "La guerre d'Alan". "Depuis il m’envoie des cartes postales illustrées qui gonflent à craquer un des tiroirs de mon bureau. On s’écrit beaucoup, on se téléphone et ça fait une bonne vingtaine d’années qu’on se pratique et qu’on se connait. C’est quelqu’un qui m’est arrivé par mes livres et qui est devenu un ami très proche".
Et puis il y a aussi les dessins de Fiamma Luzatti. Les lecteurs du Monde connaissent bien le travail de la bloggeuse qui est passée maître dans l'art de la vulgarisation scientifique. Son compagnon a voulu ici mettre en lumière le travail journalistique qu'elle a effectué durant cette maudite crise sanitaire.
Fiamma, il y a évident plusieurs raisons qui expliquent pourquoi elle est là. La première et la plus viscérale, c’est que nous sommes mariés depuis quelques années et nous sommes les heureux parents d’une jeune fille qui s’appelle Cécilia et qui a 18 ans. Fiamma s’est mise à la bande dessinée il y a huit maintenant et elle a gravi les échelons assez vite puisqu’elle est devenue une des bloggeuses en titre du journal Le Monde où elle tient une rubrique de commentaires de l’actualité scientifique et souvent médicale en bande dessinée. Il se trouve que, lors la première vague de Covid, elle n’est pas restée inactive. Elle a beaucoup enquêté, elle a passé du temps dans les services de l’hôpital Saint-Antoine à Paris auprès de l’infectiologue Karine Lacombe. Elles ont toutes les deux réalisé un livre qui s’appelle « La Médecin » qui est sorti chez Stock il y a quelques semaines. On présente dans l’exposition une histoire de neuf pages sur ce qui est advenu à toute une génération d’apprentis médecins ou d’étudiants en pharmacie quand ils ont été réquisitionnés pendant la première vague pour aller au front. Ces jeunes qui étaient assez peu préparés à des événements aussi extrêmes et se sont retrouvés seuls face à des gens qui n’avaient pas le droit de voir leurs familles et qui agonisaient, leur donnaient les derniers soins et c’était donc pour tous une épreuve. Fiamma en a parlé dans un post du blog qui a touché beaucoup de monde parce que, dans l’espace de deux ou trois jours, il avait été vu un million et demi de fois. La plupart des choses qui sont présentées dans l’exposition sont intemporelles ou font partie de l’histoire, mais je trouvais intéressant qu’on ait l’actualité la plus brûlante, celle qui nous occupe encore aujourd’hui et qui d’ailleurs nous interdira d’ouvrir l’exposition à la date prévue. Je voulais qu’on parle aussi du présent.
Alors évidemment, du moins on l'espère, tout cela vous aura mis l'eau à la bouche. Malheureusement, le Musée d'Angoulême ne sait toujours pas quand il pourra ouvrir ses portes au public. Est-on même bien sûr que le Festival International de la Bande Dessinée pourra honorer le rendez-vous donné en juin prochain ? Emmanuel Guibert préfère positiver.
Je travaille beaucoup sur cette expo. Depuis trois mois, je ne fais pratiquement que ça. Mais il n’y a pas de place pour la peur ! Ce serait encombrant, alors qu’on est en plein effort. On pourrait se prendre la tête dans les mains et se dire « on fait ça pour rien, etc… », mais on fait tout pour rien dans l’existence, on fait pour la beauté du geste. Donc si déjà cette exposition est vue par quelques personnes, moi je serais intensément satisfait et soulagé parce que j’aurais fait mon travail et si, sur les quelques personnes qui l’auront vu, il y en a peut-être quelques-unes qui l’auront appréciée, ça sera déjà beaucoup. Pour la suite, on est évidemment suspendu à toutes sortes de clauses politiques ou administratives, des décisions qui nous dépassent. On est suspendu avant tout évidemment à la situation sanitaire. Il est évidemment décevant qu’un festival soit contrarié dans son existence une année parmi d’autres, mais quand les faits sont aussi massifs qu’une pandémie qui entraîne des milliers de morts, on a plutôt tendance à continuer son travail à la place qu’on occupe et à espérer surtout et avant tout que ce soit le problème sanitaire qui s’arrange. On espère que quelque chose aura lieu au mois de juin. J’ai prévu tout un programme de manifestations autour de l’exposition, je vais recevoir des historiens de l’art, des cinéastes, faire des rencontres avec le public. J’espère que je pourrai faire ça et que d’autres expositions que la mienne pourront ouvrir. Ça permettra qu’on se retrouve tous et qu’ensuite, si tout va bien, on puisse repartir sur de meilleurs bases. Il est évident que les années où on est fragilisé, les années où on a à faire avec un obstacle, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de rassembler nos énergies et de le passer.
"Herborisons" donc et "fraternisons" tant qu'on peut ! Bientôt, Emmanuel Guibert nous accueillera les bras ouverts et avec son large sourire au "bar des amis".