Une librairie transformée en file dʼattente géante. Cʼest lʼeffet Damasio. Le ponte et prophète de la science-fiction française était en conférence-dédicace-concert à Bordeaux et nous l'avons rencontré.
Il est 17 heures quand la librairie commence à se remplir. La foule fait bloc autour de l'eclectique Alain Damasio pour l'entendre parler de son dernier livre, Les Furtifs. Ce jour-là, il est interrogé par un libraire fan au point de lui avoir dédié le nom de sa boutique (« la Zone du Dehors », son premier roman).
Alain Damasio en chair et en son
Derrière ces verres carrés, s'abrite le poète et romancier Alain Damasio. Souvent drôle, l'auteur se fait dʼun naturel déconcertant. Ses « ouais jʼen sais rien » et son registre parfois familier lui donnent une sincérité touchante. Bientôt quinquagénaire, il vit avec le soleil de Marseille, sa femme et ses deux filles et il confesse sans gène :Inévitablement, l'intellectuel poursuit en détaillant la philosophie de Spinoza.Je suis heureux, le livre est imprégné de cette joie-là !
Et Alain Damasio, c'est avant tout une histoire de changement radical. Elevé dans un cocon familial écrasant, il change du tout au tout à la lecture d'un texte de Deleuze. Alors élève à l'ESSEC, il tombe sur le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle du philosophe anticapitaliste.Le pouvoir nous attriste, être joyeux, c'est une résistance, c'est aussi sentir notre puissance intérieure qui augmente
Huit ans plus tard, un premier roman sort : La Zone du Dehors. Cinq ans après, c'est La Horde du Contrevent, qui remporte le Grand Prix de l'Imaginaire en 2006. Ecrivant peu, son dernier livre Les Furtifs sorti en avril 2019 était attendu.
25 ans pour un roman
Pendant une heure, l'écrivain aux trois romans balaie ses 25 années (oui) d'écriture. Entre les jeux vidéo, les films, la radio, ses autres romans et nouvelles, c'est petit à petit que Les Furtifs ont mûri dans son esprit.
Il explique alors comment son travail sur "la couleur des sonances", les personnages et leur polyphonie est, pour lui, primordiale. Son récit "de gauche" propose de ne pas imposer une vision unique du monde qui ferait "facho". Le partisan des "ZAG" (Zone Auto-Gouvernée comme à Notre-Dame-des-Landes) préfère plutôt multiplier les points de vue en alternant les narrateurs. Pour lui :
La science-fiction ne parle pas du futur mais du présent.
Au travers des Furtifs, on lit aussi son urgence d'écrire face à une société "de la trace" dans laquelle les GAFA et les intelligences artificielles traquent et enregistrent nos actes.
Une écriture exigeante
La recette est toujours la même :Son auditoire opine en silence à lʼannonce de cette sainte trinité. Damasio tient à montrer son attachement à des philosophes du vivant comme Baptiste Morizot et Nietzsche. Mais c'est surtout la façon qu'a l'écrivain d'écrire qui fascine les lecteurs. Ils sont venus l'écouter nombreux malgré la chaleur de la serre en cet après-midi de mai.J'essaie de superposer plusieurs strates : émotionnelles, politiques mais aussi conceptuelles.
L'auteur se donne une deuxième consigne : mettre de la sensation dans le récit à la manière de Benoît Volodine (Les Anges Mineurs) ou K. Dick (Ubik).
La randonnée que je décris dans un de mes chapitres, je l'ai vraiment faite et c'est très important de mettre de l'ancrage dans son histoire. Chacun de mes chapitres a son propre biotope, sa propre architecture, son propre lieu.
« Le son au goût de sang »
L'artiste s'est aussi et surtout attelé à un réel travail sur les sonorités. Son auditoire est fasciné lorsqu'il revient sur la façon dont les "beudeugueu" sont utilisées en oppositions aux consonnes "plosives". Le livre se complète d'ailleurs d'un album composé avec Yan Péchin, le guitariste d'Alain Bashung.
La conférence s'en suit d'une séance de dédicaces et d'un concert au C.I.A.M. où les deux artistes donnent un concert. Seuls sur scène, ils alternent les mises en musique de passages du roman et de "délires qui devaient être dans le livre". Entre deux envolées lyriques de "slam-punk", Alain Damasio, s'adresse à la foule, assise et attentive.
Vous allez peut-être rien comprendre parce que cʼest vraiment de la science-fiction là, mais on va pouvoir partir vers un horizon de possibles et de désirs !
explique-t-il avec un sourire malicieux.
Ses mots de la fin, Alain les emprunte à Marguerite Duras qui écrivait :
Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. Une fonction de révision que l’écrivain a très souvent envers lui-même. L’écrivain, alors il devient son propre flic. J’entends par là la recherche de la bonne forme, c’est-à-dire de la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive. Il y a encore des générations mortes qui font des livres pudibonds.