SERIE. Business des jeux vidéo : comment nous faire dépenser de l’argent malgré les risques d'addiction

Il s’agit d’un véritable phénomène de société qui pèse plus aujourd’hui que les marchés de la musique et du film réunis. La plupart des jeux étant gratuits au départ, les concepteurs ont mis en place des mécanismes nous poussant à jouer toujours plus et à acheter des suppléments.

Le poids économique des jeux vidéo donne presque le vertige. Il s’agit d’une industrie qui brasse des milliards d’euros. Loin des prémices observées dans les années 70.
Aujourd’hui, ce marché fait même appel à des psychologues pour cerner les joueurs et les faire rester devant leur écran le plus longtemps possible. Objectif : la rentabilité. Mais à quel prix ?

Il est loin le temps des Ninja Spirit sur Amstrad et de Mario Bross sur la Nintendo première génération. Chacun pourra piocher dans ses souvenirs et en venir à la même conclusion. Fortnite, Minecraft, Call of Duty, etc... Les jeux vidéo n'ont plus rien à voir et ont désormais une place à part.

A la nouveauté s’est substituée l’installation d’un business hors norme. « En terme commercial, le marché du jeu vidéo, c’est à peu près 5 milliards d’euros en France », estime Emmanuel Langlois sociologue au Centre Emile Durkheim de Bordeaux. « C’est tout à fait colossal. On est devant le cinéma par exemple. Il y a des grandes sociétés internationales qui produisent des jeux vidéo. Les plus critiques diraient que ces sociétés ont tendance à cannibaliser d’autres formes d’art. On voit bien qu’il y a des jeux vidéo qui sont transposés par exemple au cinéma et pour lesquels on fait beaucoup d’éléments commerciaux. Cela va des compétitions, à des vêtements, etc ». 

Une pratique massive et individualisée depuis les années 2000

La forme que prennent les jeux vidéo aujourd’hui serait une sorte d’aboutissement. « C’est à dire que les jeux vidéo ont commencé dans les années 70 et 80, avec des jeux vidéo qui arrivent dans les cafés et remplacent un peu le flippeur », analyse le sociologue.
"C’est très populaire, c’est très masculin. C’est dans les cafés et les salles de jeu qui ont un petit peu disparu d’ailleurs puisque maintenant on joue autrement. A cette époque, on a un jeu qui est très régulé car on joue à plusieurs, on est dans l’espace public, comme des cafés.

Avec les années 80-90, c’est l’ordinateur personnel, le PC, le fameux « personnal computeur qui arrive avec IBM etc. Et donc ,petit à petit, on a l’informatique qui entre dans les maisons.

Emmanuel Langlois, sociologue

"Cela entre d’abord chez les cadres qui ont des ordinateurs à la maison. Et puis, on a une autre forme de jeu avec les consoles qu’on va brancher sur la télévision. Donc là, on a un jeu qui change un peu car c’est plus un jeu domestique, familiale et qui n’est pas forcément populaire. Car dans un premier temps, il faut quand même s’équiper. Les ordinateurs cela coûte cher. Il y a des coûts d’entrée en termes de connaissance etc. Ce qui fait que c’est plutôt les cadres qui se lancent là-dedans".

"Ensuite, on a la troisième période à partir des années 2000", poursuit Emmanuel Langlois, "avec internet et les smartphones globalement. Et là, on a une massification totale du jeu. Et on a encore un changement d’espace. Au début, on est donc dans l’espace public, puis dans la cellule familiale, et maintenant, c’est très individualisé. C’est-à-dire que c’est moi et mon téléphone, ou moi et mon écran, avec un espace du jeu qui est très individuel, très personnel, risque très intime. Il y a une massification énorme qui traverse toutes les catégories sociales. Il y a de plus en plus de filles et de femmes qui jouent. En termes d’âge aussi, on a une sorte d’extension avec des joueurs plus âgés ».


Un nouveau modèle économique de jeu qui chasse « la baleine »

Les jeux vidéo ne sont pas du tout conçus aujourd’hui comme ils l’étaient au départ. Et c’est ce qui change toute la donne. S’en suivent une série de mécanismes inhérents à ces nouveaux modèles économiques de jeux.
Jean-Marc Alexandre est chercheur. Il pratique les jeux vidéo depuis de nombreuses années et en a fait un terrain de travail. Son analyse est donc intéressante à double titre.  « Avant , vous achetiez votre jeu en magasin », explique-t-il, « vous rentriez chez vous et puis vous jouiez à votre jeu, et c’était terminé ».

Aujourd’hui, des jeux comme Fortnite sont gratuits d’accès, et vont plutôt chercher à vous faire payer sur des boutiques en ligne.

Emmanuel Langlois, sociologue

"Il faut savoir que c’est ce qui rapporte le plus d’argent dans l’industrie des jeux vidéo. C’est-à-dire que 80% des bénéfices de l’industrie des jeux vidéo sont fait sur des jeux qui sont gratuits au départ. Ce qui est très paradoxal".

"Dans tous ces modèles de jeux gratuits aujourd’hui, à un moment, il y a bien quelqu’un qui paie pour vous puissiez jouer gratuitement", analyse Jean-Marc Alexandre.
"Et on sait que ce sont 5% des joueurs qui paient beaucoup pour que les autres jouent gratuitement. On appelle cela des « baleines » dans le jargon du jeu vidéo. Et vous avez des entreprises de jeux vidéo qui chassent la baleine. Elles vont chercher à faire le jeu qui va être le plus possible capable d’attraper Moby Dick (…).Ce qu’il faut comprendre, c’est que, plus globalement, pour l’industrie moderne d’internet vous êtes du temps d’attention sur pattes", poursuit le chercheur.

Eux ce qui les intéresse c’est que vous restiez devant l’écran le plus possible.

Jean-Marc Alexandre, chercheur

"Et l’écran vous propose soit de la publicité (donc votre temps d’attention est réutilisé pour de la publicité), soit pour jouer ou faire quelque chose qui va vous faire investir dans des micros transactions. Donc les éditeurs vont mettre en place autant de stratégies que possible pour vous garder le plus longtemps possible sur leur site. Ces stratégies sont basées sur plein de petites astuces inhérentes au jeu qui vont entraîner le joueur dans un mécanisme. Il va ainsi s’inscrire dans la durée mais pas uniquement. Le but est aussi et avant tout de lui faire dépenser de l’argent".

Des astuces pour pousser le joueur à dépenser de l’argent

La plupart de ces jeux sont donc gratuits au départ. Il s’agit donc de pousser le gamer à investir une fois le jeu lancé. De multiples biais sont ainsi mis en place pour l’y amener. « Certains de ces jeux vidéo se rapprochent des jeux d’argent. C’est le cas de certains jeux en ligne où il faut attendre des nouveautés, les mises à jour etc. Donc, il y a une sorte de dépendance qui se créé entre le joueur et la compagnie qui édite ces jeux puisqu’elle va abonder petit à petit, elle va donner la nouveauté, elle va permettre au joueur de poursuivre son investissement dans le jeu », explique le sociologue Emmanuel Langlois.

Un certain nombre de jeux sont réédités chaque année, ce qui nécessite pour le gamer de repartir à zero régulièrement. Mais il y a aussi des cartes qui s’achètent, comme des cartes cadeaux, qui permettent d’obtenir certains avantages. Il en existe plusieurs types. Des psychologues ont ainsi travaillé avec des éditeurs pour exacerber chez le joueur cette tendance.

«  A la base, un jeu vidéo est fait pour être amusant », rappelle Jean-Marc Alexandre. « C’est une activité qui est faite pour résoudre un challenge d’une manière amusante dans le cadre d’un cercle magique où les règles sont préfixées par le jeu. Il va y avoir des obstacles à surmonter et le joueur va être récompensé par le jeu. La  récompense peut se faire de différentes manières. Cela peut être de gagner en compétence par exemple. Cela peut être avoir un avantage dans le jeu (comme une meilleure arme par exemple), ou un moyen de se démarquer en cherchant à avoir une apparence unique. Cela est vrai pour tous les jeux".

"Vous avez aussi des systèmes de loterie, une boîte à butin, où dans la boutique du jeu, vous allez pouvoir dépenser de l’argent réel converti dans la monnaie du jeu (pour un peu embrouiller le joueur sur la valeur réelle de ce qu’il est en train d’acheter). Et donc il va y avoir une récompense qu’on ne contrôle pas à l’intérieur, c’est aléatoire, avec différentes catégories de récompenses. Il y a des choses communes et peu intéressantes, ou bien plus rares, voire même carrément « épiques » et donc extrêmement importantes".

"Un élément qui est troublant dans les jeux vidéo modernes, c’est l’apparition de mécaniques de jeux d’argent et de hasard dans ces mêmes jeux vidéo. Par exemple, vous avez un jeu de foot très célèbre. Le principe, c’est que pour avoir une équipe performante pour jouer en ligne, vous allez nécessairement chercher à recruter les joueurs les plus performants et à faire votre équipe idéale.

Sauf que tout va se passer avec une mécanique payante de tirage au sort. Vous allez donc acheter des tickets de tirage mais à l’intérieur vous ne savez pas ce que vous avez.

Jean-Marc Alexandre, chercheur

"C’est comme des « Kinder Surprises", explique Jean-Marc Alexandre. "C’est comme cela que s’était défendu l’éditeur devant le parlement anglais quand il y avait eu une commission d’enquête. Sachant qu’en plus,  il faut le racheter le jeu tous les ans et vous perdez tout à chaque fois donc vous devez recommencer et réinvestir".

Certaines astuces pour nous faire rester plus longtemps devant notre écran sont plus subtiles. Bien évidemment, les sons et le visuel sont extrêmement travaillés. Certains effets sont aussi mis en place dans le même but. « Par exemple sur certains jeux, quand vous perdez une partie, la première chose qu’on vous montre c’est un ralenti », sourit Jean-Marc Alexandre. « Cela sert à faire en sorte de vous montrer : « ah regarde comme tu t’es fait avoir, tu aurais tellement pu éviter que cela t’arrive, tu n’as qu’à recommencer et tu joueras mieux ». Et recommencer est facile car une session dure 20 mn et dès que vous avez perdu, vous avez le compteur qui se met en place pour recommencer une partie dans quelques minutes. Ce qui fait qu’on peut dépasser le temps qu’on avait programmé à l’origine parce qu’on veut atteindre le résultat qui est d’être bon dans le classement. Puisque le principe, c’est qu’ils sont 100 et qu’à la fin il ne doit en rester qu’un ».

Une industrie financée au final par seulement 5% des joueurs

L’industrie de jeu vidéo fait-elle tout pour nous attirer au point de risquer de nous rendre addict ? « Je ne suis pas sûr que l’industrie soit toujours consciente de ce problème », nuance Jean-Marc Alexandre.
« Il y a plusieurs cas de figure. Il va y avoir des éditeurs qui vont avoir plus de préoccupations autour de ces problématiques d’addiction. Parce qu’un joueur addict, comme au casino quelque part, renvoie une mauvaise image du jeu vidéo. Et cela peut inciter à ce qu'au niveau de l’Etat soient prises des mesures un peu coercitives. Et donc aujourd’hui on peut présumer que de grands éditeurs vont essayer d’avertir. On a, par exemple, un avertissement qui indique qu’on peut avoir une crise d’épilepsie quand on est à risque de crise d’épilepsie. Très probablement, d’ici quelque temps, il y aura des avertissements autour du risque d’addictions. Après en effet, vous en avez d’autres qui sont beaucoup moins scrupuleux. Ils vont faire en sorte que vous investissiez le plus possible, que vous crachiez le plus d’argent possible. Et quand on les convoque devant des instances étatiques pour leur demander des comptes, ils vont tenir un discours d’une relative mauvaise foi".  "Car cela génère des profits considérables", conclut le chercheur.

Si on part du principe que 80% de l’argent vient des jeux gratuits et que ce sont 5 % des joueurs qui financent ces jeux-là, on peut en effet dire qu’il y a une toute petite proportion de joueurs qui va dépenser des sommes très importantes.

Jean-Marc Alexandre

"Ce qui va poser question sur l’addiction au jeu vidéo", interroge le chercheur. "Est-ce que ce ne sont pas ces 5% là qui justement, auraient besoin qu’on leur vienne en aide avec des thérapeutiques efficaces ou, en tous les cas, qu’on aille vers eux pour leur parler de ce problème ? »

En effet, la pratique intensive des jeux vidéo peut amener à une addiction. C’est un phénomène rare mais qui mérite d’être évoqué tant il est un sujet de préoccupation pour bon nombre de parents.

Nous consacrons une série de quatre articles aux jeux vidéo cette semaine. Retrouvez le lien ! 

►SERIE : Jouer aux jeux vidéo est-il tabou ? (1/4)

► SERIE : Jeux vidéo, comment repérer et traiter l'addiction ? (3/4)

► SERIE : jeux vidéo, une diabolisation qui cache de nombreuses vertus (4/4)

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