SERIE : jeux vidéo, pourquoi parler du sujet est tabou ?

Nous vous proposons une série sur le loisir n°1 des Français. Un marché florissant qui, pour être rentable, invite le « gamer » à jouer toujours plus. Si un phénomène de dépendance peut exister, les joueurs le perçoivent comme une activité positive. Alors pourquoi est-il si difficile d'en parler ?

Société
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Les psychologues spécialistes des addictions nous avaient pourtant prévenus. « Vous allez voir, c’est assez tabou », nous alertaient-ils.
Nous n’avions en effet pas réalisé à quel point évoquer cette activité à priori ludique serait difficile. Les parents sont effrayés à l’idée de voir jugée l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants. Les gamers se sentent stigmatisés.  Et les jeunes sont lassés de devoir faire valoir les vertus d’une pratique qui s’est fait une place dans quasiment tous les foyers.

Pourtant, combien d’entre nous ont pu constater que ce sujet de conversation s’invitait bien souvent lors de dîners entre amis. La place des écrans dans la société, et plus particulièrement celle des jeux vidéo, est une question qui revient si souvent que nous n’imaginions pas qu’en parler serait si difficile.
Si bien que lorsqu'est venu le moment de s’inviter chez des familles françaises pour évoquer la place des jeux vidéo dans notre quotidien, les portes se sont fermées une à une. Impossible de parler d’un sujet qui s’invite chez nous, dans la sphère privée, touchant nos enfants et l’éducation qu’on leur donne.

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« La crainte de se voir taxer de parents démissionnaires »

Emmanuel Langlois est sociologue spécialisé dans les addictions. Il nous explique pourquoi il existe une telle gêne pour des parents à évoquer la question.
« Je pense que parler en fait de leur enfant qui passe beaucoup d’heures dans sa chambre enfermé avec ses jeux vidéo sans vraiment savoir ce qu’il fait, à qui il parle, ce qu’il apprend, ce qu’il va retenir comme image, et comment cela va le transformer au niveau de sa personnalité par exemple, génère une sorte d’inquiétude. Et puis il y a peut-être la crainte de se voir taxer un peu de parent démissionnaire qui va un petit peu abandonner la socialisation de son enfant aux jeux vidéo et qui va en tous les cas se reposer sur une sorte de facilité pour occuper les enfants ».

Laurent Baudet et sa femme Annabel sont le seul couple à avoir accepté de nous recevoir pour parler du sujet. Laurent a été addict aux jeux vidéo à une période de sa vie.
Il y joue toujours aujourd’hui mais de manière tout à fait mesurée. Ensemble, ils ont deux enfants.
Lorsque nous leur avons confié qu’ils étaient les seuls à nous avoir accueillis chez eux pour évoquer non pas la dépendance aux jeux vidéo, mais tout simplement la pratique, ils n’ont pas été si étonnés. « Nous, on assume complètement qu’on joue », dit Laurent Baudet.
« La technologie a tellement avancé que les consoles deviennent du quotidien dans une vie. Si vous n’avez pas une télé chez vous, les gens sont hyper surpris… L’ère numérique est là. Elle est présente".

Mais les gens croient que, parce qu’on joue on va devenir des personnes addictes, violentes, différentes peut-être des autres. Alors que vous demanderiez aux gens qui nous entourent ce qu’ils pensent de nos enfants, il ne diraient que du bien d’eux.

Laurent Baudet, père de famille

Annabel met en avant les règles qui ont été posées au sein du foyer. « C’est sûr que dès qu’on parle de jeux vidéo, vont être évoqués le côté associable, la violence, les gros mots, mais moi je ne suis pas d’accord », dit la maman.
« Je pense que ce sont les parents qui sont derrière qui mettent les limites. Ici, elles sont posées dès le départ, c’est-à-dire par exemple que dès qu’il y a un gros mot, la console on l’éteint ».
Le couple ne semble pas donc concerné par ce sentiment de culpabilité qu’ont certains parents.

« Un sujet passionnel »

Jean-Marc Alexandre est chercheur et spécialiste des addictions. Il officie notamment à l’hôpital Charles-Perrens de Bordeaux.  « On est dans un sujet passionnel finalement », explique-t-il.

" Il va y avoir un certain rejet quelque part". " Les parents peuvent avoir du mal à en parler. Cela peut être une forme de culpabilité. C’est-à-dire, « bah oui, cela m’arrive de laisser le portable à mon petit pour qu’il joue parce que j’ai autre chose à faire, et je me sens coupable après donc j’ai du mal à le dire ».
 

 

Certains joueurs tombent dans l’addiction. Un phénomène qui arrive, nous le verrons, plus rarement qu’on ne l’imagine. Mais lorsque la dépendance est avérée, le tabou demeure, voire s’intensifie.

Grégory Michel est psychologue à Bordeaux. Il a écrit un livre sur le sujet, (« La Dépendance aux Jeux Vidéo et à Internet », Ed. Dunod). « Je crois qu’il est assez difficile d’en parler parce que cela porte notamment sur une des questions qui va être notamment le cadre, les règles qui sont effectivement proposées ou imposées par la famille, notamment vis-à-vis des jeux et de l’utilisation des écrans. Généralement, les problèmes d’addiction aux jeux vidéo s’appuient aussi sur des difficultés qui s’étendent au-delà de l’addiction et qui peuvent porter notamment sur la famille avec des difficultés familiales".

Donc, des parents peuvent se sentir aussi un petit peu jugés lorsque leur enfant joue trop aux jeux vidéo, c’est comme si finalement eux-mêmes manquaient un petit peu d’autorité vis-à-vis de l’utilisation des écrans.

Grégory Michel, psychologue

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« Une société où on ne supporte pas que les enfants ne fassent rien »

« Nous sommes dans une société où on ne supporte pas que les enfants ne fassent rien », rappelle Emmanuel Langlois. « On a peur que les enfants s’ennuient. Ce qui est tout à fait nouveau historiquement. Pendant longtemps, l’ennui était une forme d’éducation, une manière de se retourner vers soi et de grandir d’une certaine manière.

Donc maintenant, on a des parents qui ont peut-être peur d’être taxés de mauvais parents dans le sens où ils ne sont pas assez interventionnistes, pas assez cadrants, et pas assez organisateurs au fond de la socialisation de leur enfant.

Emmanuel Langlois, sociologue.

"Ce sont des débats qui sont très importants notamment dans certaines catégories sociales où au fond, on surinvestit dans l’éducation des enfants, dans les écoles, dans les activités sportives, la musique etc. Et donc, l’idée qu’au fond, en ne donnant rien à faire à son enfant, on se sent pris en défaut d’éducation ».

Cette course à l’échalote pour trouver des activités aux enfants ne ferait donc qu’accroître le sentiment de culpabilité de certains parents et l’aspect tabou du sujet.

Les gamers ne veulent pas être stigmatisés

Pour parler de la place des jeux vidéo dans notre société, nous nous sommes rendus dans un bar bordelais où de nombreuses consoles et ordinateurs sont là pour permettre à la clientèle de jouer.
A notre arrivée, nous avons rencontré une vingtaine de jeunes, bien souvent des vingtenaires ou trentenaires. Nous leur avons expliqué les raisons de notre présence et assez rapidement certains se sont montrés méfiants.
Ils étaient convaincus que nous étions pétris de préjugés et a priori sur la question. Et puis, en échangeant, un climat un peu plus serein s’est installé. « Déjà, tout le monde joue », lancent en chœur Geoffrey et Simon qui sirotent une bière en même temps qu’ils jouent et nous répondent.
Ils ont pu nous expliquer pourquoi ils ont eu des réticences à nous voir débarquer. « On veut surtout pas que ce soit diabolisé », nous dit Simon.

Il y a largement assez de temps dans une journée pour faire plein d’activités. Là, nous, on sort du badminton. On a des métiers tous les deux, c’est comme regarder la télé, c’est du divertissement.

Simon

Et lorsque l’on évoque le fait que pour certains, cela puisse entraîner un certain isolement, voici leur réponse. Pour Simon, c’est leur choix, il faut le respecter.
"Je comprends aussi les gens qui s’isolent pour ne jouer que à ça, tous seuls, sans les amis. Ils ont juste envie de sortir d’une société qui ne leur convient pas. Ils savent ce qui les attend à l’extérieur et ils n’ont pas besoin de cela. Ce sont des gens qui n’ont pas forcément eu autant de chance que moi, que mon ami Geoffrey, que vous et qui se réfugient là-dedans parce qu’il n’y a que ça, et ça leur convient très bien. Même s'ils savent ce qui se passe à l’extérieur, cela ne les regarde pas ».
 

 « Lorsqu’il n’y a ni pathologie, ni addiction, oui, il y a une tendance effectivement à s’opposer au fait que certains vont diaboliser un petit peu les jeux vidéo en disant « il ne faut surtout pas y jouer parce que c’est problématique, parce que c’est addictogène etc.. », explique le psychologue Grégory Michel. « Du coup, cela créé effectivement une sorte de défiance ».

« Les « gamers », ont du mal à comprendre tout ce discours qui est un peu culpabilisant », analyse Jean-Marc Alexandre, chercheur.
« C’est comme l’alcool. La plupart des usagers de l’alcool n’ont pas de problème avec l’alcool. Donc, cela peut être agaçant d’une certaine façon pour un amateur de vin d’entendre dire que c’est dangereux et qu’il faut se réguler etc... On retrouve un peu cette échelle-là dans les jeux vidéo.

Pour les 90% de joueurs qui n’ont aucun souci particulier, ils ne vont pas vraiment comprendre qu’on mette des contraintes sur les pratiques de jeux.

Jean-Marc Alexandre, chercheur

 

Et pour les 10% restants ? Ceux qui sont tombés dans l’addiction ? « Certains joueurs se sentent jugés dans leur addiction car le problème majeur est la perte de contrôle », explique Grégory Michel.
« Il perd la maîtrise de l’utilisation des écrans et des jeux vidéo. Avec cette perte de contrôle, il y a souvent des conduites de frustration. Lorsque les parents posent des limites. Ce qui fait que cela produit généralement des réponses qui peuvent être violentes ou agressives de la part du jeune ».
Autant de comportements qui peuvent alimenter la notion de tabou.

Alors pour comprendre quelle est la place des jeux vidéo dans notre société, nous avons donc pris rendez-vous avec des chercheurs, sociologues, et psychologues. Pour rentrer en contact avec des parents et joueurs, il a donc fallu s’y prendre autrement, sans entrer dans la sphère privée. C’est donc dans la rue que nous sommes partis à leur rencontre. Et ensemble, nous avons tenté d’y voir plus clair sur cette industrie qui peut entraîner certaines dépendances tout en gardant bien en tête que rares sont finalement ceux à aller « trop loin ».
Les majeures parties des gamers profitent en effet d’une activité ludique parfois au cœur d’un conflit de génération.

Notre série comporte quatre articles que nous vous proposerons toute cette semaine. 

Regardez  notre émission "Enquêtes de région Nouvelle-Aquitaine" consacrée à la folie des jeux.

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