Il y a des nécrologies difficiles à rédiger. Et inattendues. Fred Forte est mort. C’était quelqu’un.
Nos rapports étaient strictement professionnels, mais à force de défaites et de victoires, de matchs à Beaublanc ou aux quatre coins de l’Europe, on finit par s’attacher.
Histoire de se souvenir
Mes souvenirs ne sont pas plus beaux que ceux des autres. Tous les individus qui font le peuple de Beaublanc ont ce matin en tête leurs propres anecdotes : des sourires échangés, des selfies avec les enfants, des engueulades aussi parfois… Les souvenirs d’un homme qui ne laisse pas indifférent.
Voici donc l'histoire d’un type marquant. Pour le sport, pour le basket, pour Limoges, sa ville d’adoption. Voici la nécrologie du personnage que j’ai sans doute le plus interviewé dans ma carrière, et il y a quelques heures je pensais devoir l’interviewer encore souvent.
Histoire italo-normande
Fred Forte est né le 27 janvier 1970, dans une famille d'origine italienne, à Caen.
Son grand frère aussi jouait au basket. Fred me l’avait raconté un midi dans un bistrot de Malaga, une des rares fois où il a semblé se confier vraiment.
Je n’ai plus ses mots précis en tête, mais pour résumer, dans la famille, c’est le grand frère qui avait hérité du talent. Fred, lui, c’était le bosseur.
Et c’est en travaillant qu’il a rejoint puis dépassé son modèle.
Il devient professionnel et rejoint le CSP en 1988.
C’est un autre président emblématique du club qui l’a déniché. Xavier Popelier le raconte souvent, et fièrement, comme il raconte ses autres victoires : "c’est moi qui ai fait venir à Limoges le jeune Fred Forte !"
Histoire de Limoges
Fred Forte, joueur international, a évolué 7 ans au CSP.
Mais s'il ne faut retenir qu'une seule action, le choix est évident : son interception dans les dernières secondes de la finale de la Coupe d’Europe 93.
C’était à Athènes, face au Benetton Trévise. Le Limoges CSP mène 57 à 55.
En face, Tony Kukoc s’apprête à tirer à 3 points pour donner la victoire à son équipe. Pas le genre de joueur à rater son coup.
Mais, surgissant d’on ne sait pas où, Fred Forte lui chipe la balle, l'empêchant de shooter ; il offre en un geste à Limoges son plus beau titre.
Le CSP est alors le premier club français champion d’Europe, tous sports confondus.
Toute la France a vu cela à la télé, à une époque où le basket était beaucoup plus médiatisé qu'aujourd'hui. Limoges devient célèbre pour autre chose que la porcelaine...
Histoire d'un demi-tour
Le deuxième temps fort, c’est le demi-tour de Fred Forte.
Il y a plusieurs versions, on n’est pas certain que demi-tour il y a eu, même lui racontait des histoires parfois différentes. Je vous livre ma version, qui en vaut bien une autre.
Nous sommes en 2004. Fred Forte part en vacances en famille. Sur la route, il entend à la radio les déboires de son ancien club. L’existence-même du CSP est menacée : ses résultats sportifs sont mauvais, et surtout sa situation financière est dramatique. On ne parle plus de sport mais de justice, avec l’Affaire du CSP et le procès de l’ancien agent-dirigeant Didier Rose. Bref, ça va mal chez le club le plus titré de France.
Demi-tour, donc. Sur un coup de tête, Fred Forte bouleverse ses projets et se porte au secours de son ancien club. Il en devient le président et obtient le droit de repartir avec le CSP en nationale une, la troisième division, pour services rendus au basket français.
Histoire d'un club
C’est un nouveau chapitre dans l’histoire de l’homme et dans l’histoire du club. Le temps de l’ "omniprésident", qui tente même à un moment d’enfiler, en plus, la caquette d’entraîneur.
De la N1 au "CSP 3.0", tout n’a pas été simple.
On se souviendra des coups de gueule, de la valse des entraîneurs, de quelques procès aux prud’hommes… Fred Forte est quelqu’un de compliqué. Je le lui ai dit, il l’a reconnu. En rigolant (sans doute un soir de victoire).
Mais si sa présidence tumultueuse est forcément sujette à critique, on retiendra surtout un bilan qui est loin d’être anecdotique : 10 ans après sa reprise, le club redevient champion de France de Pro A.
Et puis deux ans de suite. Et puis le CSP revient jouer au plus haut niveau européen. Sans pouvoir concurrencer les cadors du continent, il les regarde quand même droit dans les yeux.
Histoire d'un homme marquant
En ce triste début d’année, Fred Forte, qui avait déjà vaincu un cancer, nous quitte à cause d'un coeur trop fragile.
Il en avait pourtant, du coeur.
Il laisse sur le parquet une équipe et un staff renouvelés, performants en France et en Europe ; un groupe plein de promesses, qu’il ne verra pas se réaliser.
Il laisse aussi une famille, à laquelle nous adressons nos plus sincères condoléances.
Il laisse enfin toute une ville dans le désarroi.
On ne verra plus le président se ronger les ongles devant le couloir d’entrée des équipes, jouer comme un gamin dès qu’il trouve un ballon, discuter avec les supporters à la sortie du palais des sports. On ne lira plus ses tweets énigmatiques. Les commentateurs sont en chômage technique.
Tous ceux qui ont connu, apprécié ou affronté Fred Forte, n’éprouvent aujourd’hui que du respect.
Ciao Fred.