PATRIMOINE. Brasserie Lipp, vous avez dit vintage ?

Difficile aujourd’hui pour le "foodista" parisien d’être sur tous les bons coups. À l’heure des réseaux sociaux, Instagram en tête, qui donnent le « la » en permanence de ce qu’il faut boire ou manger à Paris, il y a un lieu qui ne bouge pas : la brasserie Lipp ! Ce gardien d’un savoir-faire culinaire à la française se revendique aujourd’hui d’être un repère hors des modes et des tendances. Retour sur l’histoire de cette institution séculaire du boulevard Saint Germain classée monument historique

Aller chez Lipp, c’est comme aller au Paradis, enfin si le Bon Dieu vous donne la bonne table, sinon vous allez rôtir en Enfer.

Petite explication, pour les non-initiés, des subtilités et des futilités mondaines parisiennes dans ce temple du chic : depuis 1920, date de la reprise en main de la brasserie par le bougnat Marcellin Cazes, l’établissement est divisé en 3. 

• Première salle qui donne sur le boulevard, vous êtes dans le Saint des saints : au Paradis, car vous êtes une personnalité en vue. Et si vous obtenez la table numéro 1 alors vous êtes aussi important que le Pape !
• Dans la salle du fond c’est le purgatoire. L’endroit est plus discret et pas si déplaisant pour ceux qui vivent dans le pêché et veulent rester à l’abri des regards indiscrets.
• Enfin, à l’étage, c’est l’enfer ! Destination sans escales pour les touristes en short, mais on sait tous que l’enfer est pavé de bonnes intentions !

Voilà donc l’esprit de cet établissement unique en son genre. Esprit bien éloigné de celui de ses fondateurs: Léonard et Pétronille Lipp. Ils fuient, en 1880, leur Alsace natale devenue allemande pour ouvrir un petit restaurant modeste au 151 boulevard Saint Germain avec au menu du cervelas rémoulade et de la choucroute, le tout arrosé de bière.
Le succès est assuré grâce à la convivialité des proprios et aux prix modestes.

La brasserie Lipp telle qu’on la connait aujourd’hui, on la doit à Marcellin Cazes. Cet auvergnat rachète en 1920 ce bouclard fréquenté par Verlaine et Apollinaire et décide de le transformer en établissement à la mode dans un Saint-Germain bouillonnant. L’Art nouveau, très en vogue à l’époque, s’installe du sol au plafond grâce à l’intervention des meilleurs décorateurs du moment. Les céramiques sont de Léon Fargue et les peintures aux plafonds de Charley Garry.

Un bougnat devenu le 3eme personnage de l’État 

Mais l’idée de génie du patron, c’est d’ouvrir sa porte tambour au Paris canaille et intello de l’entre-deux-guerres. Ernest Hemingway y écrit par exemple des passages de «Paris est une fête ».
Lipp devient rapidement le lieu incontournable de toute une faune d’artistes, de gens du théâtre, de figures littéraires, de journalistes influents, d’hommes politiques de tous bords, de prélats assis sur la même banquette qu’une star hollywoodienne.

Au milieu des années 50, Marcellin passe le relai à son fils Roger. La brasserie Lipp est à son apogée et vit son âge d’or. On y croise tout le gratin des années 50,60,70. L’acteur Jean-Paul Belmondo qui sera fidèle à l’établissement jusqu’à sa mort, les comédiennes Michèle Morgan, Liz Taylor, l’inconditionnelle Alice Sapritch, des écrivains Jean Dutourt ou Jean-Edern Hallier, qui se battra avec un client pour récupérer sa table au Paradis, ce qui lui vaudra d’être banni de chez Lipp pendant quelques mois. Des hommes politiques tels que Valéry Giscard d’Estaing, Georges Pompidou et François Mitterrand.

C’est d’ailleurs chez Lipp que Mitterrand apprendra de la bouche de Roger Cazes la mort du président Pompidou. Aussitôt informé, Mitterrand quitte la table sans régler l’addition et dit au propriétaire d’envoyer la note à l’Elysée. Cette anecdote et bien d’autres dans le petit monde de chez Lipp vaudront au très informé Roger Cazes d’être considéré comme le 3eme personnage de l’État après le président de la République et le président du Sénat.

" Un phare dans la nuit "

Lipp c’est l’endroit où se font ou se défont les réputations, les petits complots, les messes basses entre hommes politiques. On y fête victoires et défaites électorales en même temps, les vainqueurs au Paradis, les vaincus en Enfer !

Aujourd’hui, c’est toujours la même chanson; mais avec quelques bémols. Certes la brasserie reste un endroit mondain avec ses us et coutumes et ses traditions comme le menu inchangé depuis plus de 60 ans, ou encore ses fidèles serveurs numérotés selon leur ancienneté, que les habitués embrassent comme du bon pain.

Mais on voit bien que l’époque a changé. À l’heure des influenceurs et des chefs tatoués en fusion qui réinventent sans cesse la cuisine française, Lipp est devenue vintage. Certains diront démodé, d’autres toujours amoureux du lieu comme Claude Guittard, l’ancien directeur qui a passé 29 ans à la tête de l’établissement que « dans le monde de la restauration parisienne qui bouge tout le temps, Lipp est comme un phare dans la nuit »