Polémique Aya Nakamura : "la chanteuse emploie un 'français néo-populaire', une des formes les plus récentes de la langue française"

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Alors que son nom circule pour chanter lors de la cérémonie d’ouverture des JO, Aya Nakamura a reçu de nombreuses insultes racistes portées par l'extrême droite. Pour ses détracteurs, elle ne chanterait pas en français. Retour sur cette polémique avec Christine Pauleau, sociolinguiste à l’Université Paris-Nanterre.

"Aya Nakamura emploie dans ses chansons ce que j'appelle un 'français néo-populaire' qui existe dans la réalité des pratiques, chez les personnes de certains groupes sociaux et qui est une des formes les plus évoluées, les plus récentes pour le dire autrement, de la langue française", explique Christine Pauleau, Maître de conférences, en Sociolinguistique, à l’Université Paris-Nanterre.

Pour la spécialiste des Sciences du langage, ces détracteurs l’accusent de ne pas parler français, car elle mélange des dialectes, issus de langue étrangère, au français, et c’est ce qui les dérange. "Aya Nakamura chante en français. Peut-être pas celui de ses détracteurs, mais elle s’exprime avec la nouvelle forme de français qui circule dans certains quartiers populaires", explique Christine Pauleau.

L'artiste, qui a appris le français sur les bancs de l’école à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, dans le quartier des 3 000, ose des libertés avec la langue française, et c’est cette audace qui lui est reprochée.

Aya Nakamura est baignée dans un milieu multilingue, issu d’un groupe socioculturel mélangeant des cultures diverses, comme tous les habitants des quartiers populaires. Son français, c’est le français de tous ces quartiers.

Christine Pauleau, Docteure en Sciences du langage et Maître de conférences à l’Université Paris-Nanterre.

Dans son titre "Djadja", qui compte près d'un milliard de vues sur YouTube, l’argot français se mêle aussi à d’autres cultures. On y retrouve des langues du Mali, des mots arabes ou encore des peuples gitans. 

Un mélange qui semble incompréhensible pour certains. Une inquiétude que Christine Pauleau réfute. Pour la chercheuse, le fait qu’Aya Nakamura utilise un nouveau registre, ne signifie pas que les autres formes de langue française n'existent pas ou soient menacées, y compris "la forme normée soutenue" de la langue. "Cette dernière forme de français coexiste avec le français néo-populaire d'Aya et de tant d'autres, et avec toutes sortes d'autres formes encore. L'effervescence des diverses formes d'une langue est naturelle et saine, c'est un signe de vitalité de la langue, seules les langues anciennes, dites parfois "mortes", ne se transforment plus", explicite la spécialiste des sciences du langage.

Aya Nakamura, une mine d’or linguistique

Christine Pauleau, dans le cadre de ses cours de Master FLE (Français Langue Etrangère) utilise régulièrement des textes d’artistes variés qui emploient différentes formes de la langue française. Elle s’est ainsi appuyée sur les textes de l’artiste Aya Nakamura pour appuyer les conclusions de son cours consacré à ces nouvelles formes de langue française. En effet, la chanteuse fait preuve d’innovations lexicales et sémantiques. 

Devenue extrêmement populaire, l’artiste est perpétuellement et énormément commentée, pour ses paroles énigmatiques, dont voici quelques définitions.

"djadja", ce mot provient en fait d'une interjection employée au Mali, notamment en bambara qui signifie "menteur, tricheur ". On dit "djadja !", avec une certaine intonation, quand on réalise les mauvaises intentions de quelqu'un, et qu’on s’aperçoit qu’en réalité, que cette personne ment ou triche.

"pookie", qui signifie dénonciateur, informateur, traître. (titre d’une chanson, 2017). Variante de poukav , provenant du mot tzigane ayant le même sens. Équivalent de "balance".

"t'as l'seum" : "t’as la rage" qui vient de "seum" un mot arabe qui signifie venin.

"ti-pe" : "petit" (en verlan).

"catchana" : position sexuelle, référence au Kamasutra, levrette en argot.

L'innovation sémantique désigne une signification tout à fait singulière, unique. C’est en cela que les paroles d’Aya Nakamura sont néo-populaires, car elle parle avec un nouveau langage où l’origine du mot a un usage métaphorique, estime Christine Pauleau.

"Je suis en comportement" équivaut à "je me fais valoir" (Comportement, album 2017), qui signifie être bien dans sa peau et s’assumer entièrement, mais aussi "se la jouer un peu", autrement dit en argot, "je frime ; je me la pète".

"Tu dead ça " (Djadja) :  "Dead quelque chose"," veut dire "le faire trop bien". Si quelqu’un te dit, "tu dead ça", "tu sauras que "tu gères trop bien", "faire un truc de fou”.

Ce sont outes ces créations, parfois à base d’emprunts, (avec transformation du mot emprunté, qui n’a plus le même sens que dans la langue d’origine), qui constituent des notions d’innovations lexicales et sémantiques.

Des innovations sociolinguistiques

L’analyse de certains de ces mots raconte le parcours identitaire et social de l’artiste, mais aussi l’histoire sociologique de certains quartiers, explique la sociolinguiste.

"Aya Nakamura est baignée dans un milieu multilingue, issue d’un groupe socioculturel, mélangeant des cultures diverses, comme tous les habitants des quartiers populaires. Son français, c’est le français de tous ces quartiers. Mais cela ne veut pas dire que personne ne patle un "bon français" dans les quartiers populaires",  nuance Christine Pauleau.

L’artiste mélange différents registres et différentes langues. L’analyse de certains de ces mots raconte le parcours identitaire et social de l’artiste, mais aussi l’histoire sociologique de certains quartiers, explique la sociolinguiste, qui rappelle, que c'est dans les années 60, sous l'impulsion de William Labov que des recherches ont été ménées sur ce type de questions. "Aya Nakamura, utilise une forme de langue française qui correspond à celle des jeunes de banlieue parisienne (les jeunes de Montreuil ou du 93 notamment)", décrit l'enseignante en Sciences du langage.

Pour reprendre Pierre Bourdieu, le capital linguistique est une composante du capital culturel, c'est-à-dire tout un ensemble d'acquisitions sociales comme les diplômes, les codes culturels, les façons de parler, les accents…

Christine Pauleau, Docteure en Sciences du langage et Maître de conférences à l’Université Paris-Nanterre.

Le bon français, qu'est-ce que c'est ?

"C'est une des pratiques de la langue, que nous en tant que scientifiques, nous nous gardons de juger, car ce n'est pas ce qui est intéressant de notre point de vue, ce qui nous intéresse, c'est de décrire toutes ces manières de parler une même langue, et de décrire aussi justement les idéologies qui s'y associent comme ce qu'on appelle la sacralisation de la norme, le fait de ne pas tolérer que cette norme soit touchée et que son statut de modèle soit mis en cause", poursuit l’enseignante.

Selon elle, il faut pouvoir comprendre tous les registres, mais aussi avoir un registre et une connaissance de la norme. "Chanter Aya Nakamura n’empêche pas de maîtriser la langue française. Aya Nakamura met en avant son capital linguistique pour aussi raconter son histoire", explique Christine Pauleau. "Pour reprendre Pierre Bourdieu, le capital linguistique est une composante du capital culturel, c'est-à-dire tout un ensemble d'acquisitions sociales comme les diplômes, les codes culturels, les façons de parler, les accents…" Pour Pierre Bourdieu, l'auteur de La Distinction, posséder un bagage linguistique diversifié est très précieux pour réussir dans la vie.

Autrement dit, on peut écouter Aya Nakamura et maîtriser la langue française académique, tout en la faisant évoluer. Un pari réussi avec la reprise audacieuse du chanteur belge, Jonathan Krego de la chanson "Djadja" dans un registre soutenu.

 

 La liberté d’écrire "hors normes" 

"L’usage de cette autre langue française pour certains, c’est-à-dire pour ceux qui ne la parlent pas, correspond à un français contemporain des cités", explique Christine Pauleau, un "laboratoire linguistique ", "celui des banlieues, (...) lieux d'une mixité linguistique très riche, du fait notamment de la dynamique de décolonisation, car les immigrés des banlieues d’aujourd’hui sont les colonisés d’hier", explique la sociolinguiste.

 

Il s’agit de faire de la langue un emblème identitaire, une contre-norme qui manifeste l’opposition à la norme collective "sacralisée".

Christine Pauleau, Docteure en Sciences du langage et Maître de conférences à l’Université Paris-Nanterre.

"Ce cryptage de la langue française est instinctif", précise l'enseignante. "Il s’agit de faire de la langue un emblème identitaire, une contre-norme qui manifeste l’opposition à la norme collective 'sacralisée' par la communauté francophone. Comme cette norme a vécu comme insécurisante, elle est donc rejetée. Tout ceci n’étant pas forcément conscientisé, mais ces oppositions peuvent créer de graves conflits, comme cette violence envers cette artiste", analyse Christine Pauleau.

"Forcément pour les extrêmes, Aya Nakamura ne peut que déranger puisque le moyen de toucher l'électorat d'extrême droite est de flatter le fantasme d'un retour à une France d'autrefois. Dans laquelle, notons-le, les formes de langue française étaient multiples aussi, mais influencées plutôt par l'occitan, le picard, l'alsacien, et non par les langues des ex-colonisés", rappelle l'enseignante-chercheuse au CNRS.

"Cette chanteuse, très critiquée, subit apparemment un "mépris de classe", et s’en défend en affirmant que certains rappeurs ont un Français pire que le sien, mais qu’on ne leur en parle jamais", précise Christine Pauleau.

"En effet, la chanteuse du 93, car c’est comme ça qu’elle est montrée, au succès planétaire, est l’illustration même de la problématique sociologique de l’intersectionnalité. Une situation des individus qui subissent du sexisme, du racisme et du mépris de classe. Personnellement, je trouverais plutôt joli qu’Aya chante du Piaf, ce rapprochement transgénérationnel et transculturel serait émouvant…", conclut l’enseignante-chercheuse. 

Le magazine L'Express a émis l'idée il y a quelques semaines qu'elle pourrait interpréter à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris le 26 juillet. Une hypothèse que ni l'artiste, ni Emmanuel Macron, qui aurait discuté avec elle de l'éventualité d'une reprise d'une chanson d'Edith Piaf pour l'occasion, n'ont confirmé, mais qui fait couler de l'encre.

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