ENQUETE. Un ancien médecin de l'Institut Montsouris licencié après avoir dénoncé des faits de corruption

Reconnu comme un "lanceur d'alerte" par la Défenseur des droits, le docteur Debauchez demande devant le Conseil des Prud'hommes sa réintégration au sein de l'Institut Mutualiste Montsouris. Il y a deux ans, il a été licencié après avoir dénoncé des faits de corruption au sein de son service, entre un praticien et le géant américain Medtronic.

A 62 ans, auréolé d’une réputation d’excellent chirurgien cardiaque, Mathieu Debauchez n’imaginait pas se retrouver un jour au tribunal face à son ancien employeur. "Depuis deux ans, ça a été des centaines de nuits à ne pas dormir, à me faire des nœuds dans la tête, mais je ne céderai pas. J’ai aujourd’hui des chances d’obtenir la reconnaissance de ce qui s’est passé, d’être indemnisé même si je ne fais pas ça pour l’argent. Mon état d’esprit, c’est de continuer le combat quoi qu’il arrive."

L’ancien chef du pôle de pathologies cardiaques de l’Institut Mutualiste Montsouris (l’IMM) s’est rendu jeudi 29 août devant le Conseil des Prud’hommes de Paris pour contester son licenciement. Un licenciement sans indemnités ni préavis survenu le 8 décembre 2020 pour "comportement inapproprié" à l’égard de ses collègues. Le docteur Debauchez estime qu’il s’agirait surtout de mesures de représailles pour avoir dénoncé des faits de corruption au sein de son service. Un avis partagé par la Défenseure des droits, Claire Hedon, qui lui a conféré le statut de "lanceur d’alerte" le 13 juillet dernier.

Des formations à Nouméa payées par le labo Medtronic

Pour comprendre l’objet du litige, il faut remonter à janvier 2020 lors d’une mission en Nouvelle-Calédonie. "Nous en étions à notre cinquième mission au centre hospitalier territorial de Nouméa depuis 2018", raconte le Dr Debauchez. "A chaque fois, j’emmenais une dizaine de médecins chirurgiens et de cardiologues pour opérer une quarantaine de patients. Des patients qui jusqu’alors étaient soit transférés en Australie, soit en métropole." Un partenariat mis en place pour réduire les dépenses de santé, aider à former le personnel calédonien et favoriser le confort des patients. 

Au cours de ce voyage, le chef de pôle découvre "par hasard" qu’en plus de son salaire, un de ses collègues toucherait de l’argent de l’industriel américain Medtronic, un des leaders mondiaux de dispositifs médicaux, pour former sur place d’autres médecins. Cela s’appelle du "proctoring" dans le jargon médical.

De retour à Paris, le docteur Debauchez en parle au directeur de l’hôpital et au président du comité médical d’établissement qui convoquent le praticien, le docteur Christophe Caussin, pour obtenir des explications. Le médecin nie d'abord tout conflit d’intérêts. Puis il finit par reconnaître, plusieurs semaines plus tard, avoir été payé par cette société 27 000 euros, soit 5 400 euros pour chaque mission, pour former des médecins à implanter le Tavi, un des produits phares de la société Medtronic. Il s’agit d’une valve aortique implantée par voie percutanée, une technologie médicale permettant de soigner les patients sous anesthésie locale sans avoir à les opérer à cœur ouvert. Une valve facturée près de 16 000 euros.

Le Docteur Debauchez décide de poursuivre ses investigations et épluche tous les documents de formation et fiches d’honoraires fournis par Medtronic. "Le proctoring n’est en soi pas une pratique illégale, mais les contrats sont très encadrés. Ils doivent remplir plusieurs obligations qui dans ce cas n’ont pas été respectées", explique le Dr Debauchez. "Les patients n’ont pas été prévenus qu’ils participaient à des sessions d’enseignement et n’ont donc rien signé. Pas plus que les cardiologues formés. A l’hôpital de Nouméa, personne n’était au courant de ces séances..." Le médecin relève d'autres incohérences dans les documents : des médecins censés avoir été formés et évalués, mais absents les jours d'intervention, plus de procédures facturées que de procédures réalisées... 

Face à cela, j’avais le choix entre agir ou pas. Mais en tant que responsable du pôle, j’étais exposé. Et au-delà de ça, ce type de pratique a un impact sur les malades et sur les dépenses de santé.

Le Docteur Mathieu Debauchez

"Conflits d'intérêts" selon le docteur Debauchez

Le Dr Debauchez demande alors l’avis de cinq avocats qui sont unanimes et estiment qu’il y a un délit de corruption, un arrangement manifeste entre le médecin et Medtronic "qui ne pouvait pas ne pas savoir" Le 10 juin 2020, il décide d’alerter une nouvelle fois sa direction dans un courriel. Il évoque des "dysfonctionnements très importants" dus "aux contrats financiers que certains médecins ont signés avec l’industrie". Il signale également que certaines pratiques du Docteur Caussin constitueraient des "conflits d’intérêt", une "mise en danger des patients", un "non-respect des recommandations de l’HAS, non-respect du code de déontologie (...)". Il demande que son collègue soit sanctionné ainsi que la création d’un comité de contrôle pour prévenir les conflits d’intérêts. "A ce moment-là, la direction assure encore me soutenir, mais cela s’éternise, l’été se passe. Et finalement, le vent tourne à la rentrée. Le directeur me fait savoir qu’il n’y a rien dans le dossier, que c’est vide."

Un revirement de situation constaté par plusieurs membres du pôle. La défenseure des droits a consigné leurs propos dans son rapport : "C’est mi-septembre 2020 que tout a basculé (...) la direction a soudainement pris parti pour le Dr Caussin. A partir de ce moment, il a été très difficile pour le Dr Debauchez de travailler sereinement", constate une salariée de l’IMM. Un autre membre du personnel relate qu’"au fil des semaines, il (...) nous partageait ses inquiétudes et son incompréhension, notamment quant au revirement de situation concernant la direction qui initialement le soutenait dans sa quête de justice".

Dans un courriel en date du 12 octobre 2020 adressé au service, le directeur de l'IMM explique avoir rencontré chaque membre du pôle cardio-vasculaire concernant "le conflit qui oppose le Dr Debauchez au Dr Caussin". Il en conclut que "les tensions entretenues depuis plusieurs semaines pour des raisons jugées majoritairement discutables et extérieures au fonctionnement quotidien du pôle (...) sont susceptibles (...) de faire peser des risques psychosociaux (...) ce qui (...) aurait des conséquences sur la qualité de prise en charge des patients (...)." Le pôle cardio-vasculaire est alors placé sous tutelle. Ce qui alarme huit médecins qui décident d’interpeller le président du conseil d’administration et le président de la fédération nationale des mutualités. "Il est difficilement compréhensible que seul le lanceur d’alerte de bonne foi soit sanctionné par une mise sous tutelle du pôle."

Malgré cela, une rupture conventionnelle est proposée au docteur Debauchez qui la refuse. Le 8 décembre 2020, le médecin est licencié pour faute grave. Il lui est reproché d’avoir mené "une entreprise de déstabilisation et de discrédit à l’encontre du docteur Caussin en colportant, directement ou par d’autres praticiens, différentes rumeurs ou accusations de nature professionnelle et privée portant atteinte à sa réputation", d’avoir "exercé des pressions" sur d’autres collègues pour les rallier à sa cause aboutissant à "une situation délétère et à des dysfonctionnements du pôle".

On me demandait d’accepter quelque chose d’inacceptable et n’ai pas voulu lâcher l’affaire. J’ai été broyé. Je savais que j’allais être viré. Et c’est ce qui s’est passé.

Le Docteur Mathieu Debauchez

"Un conflit de personnes et de génération"

Contacté, l’Institut Mutualiste Montsouris (IMM) assure que le licenciement du médecin serait la conséquence d’un conflit de personnes et qu'il n'a aucun lien privilégié avec Medtronic, comme nous l’a expliqué un membre de la direction. "Nous l’avons licencié, car beaucoup de médecins de son équipe ne voulaient plus travailler dans cette ambiance et souhaitaient partir. Les équipes étaient très déstabilisées par ce conflit et nous, nous avions le devoir de protéger nos patients. Il avait une véritable rage, une haine, envers son collaborateur. C’est de l’ordre de la vengeance personnelle."

Un "conflit de personnes" et de "génération" également mis en avant par l’avocat de l’IMM, Maître Philippe Yon : "C’est un excellent chirurgien mais qui a des problèmes au niveau du management. J’ai dans le dossier beaucoup de témoignages de personnes qui disent qu’il a 'pété les plombs'. Il a été prévenu à plusieurs reprises, il y a eu des réunions, mais il n’en n’a jamais tenu compte. Nous avons dû déposer contre lui une plainte contre lui pour diffamation."

Le Conseil des Prud'hommes

Mathieu Debauchez a lui décidé de saisir le Conseil des Prud’hommes de Paris pour demander la nullité du licenciement et le paiement de deux ans de salaire. "Mon client est un lanceur d’alerte, reconnu comme tel par la Défenseure des droits, indique Maitre Sarah El Hammouti, l’avocate de Mathieu Debauchez. "On demande la nullité de son licenciement, car il y a là violation manifeste d’une liberté fondamentale." 

Une demande en nullité également formulée par l’avocate de la Défenseure des droits qui s’est constituée partie civile. Dans son rapport rendu le 13 juillet, Claire Hédon avait déjà rendu un avis particulièrement sévère à l’égard des pratiques de l’IMM en relevant que "l’IMM n’a pas souhaité faire la lumière sur les faits dénoncés par Monsieur Debauchez, mais a cherché des fautes professionnelles que ce dernier aurait commises". Une référence à une plainte pour harcèlement moral déposée à l’encontre du médecin en 2016 et classée sans suite.

Dans son rapport, Claire Hédon note aussi "les tentatives de l’IMM de faire obstacle à son instruction" en refusant de transmettre les documents demandés. Elle conclut que la mise sous tutelle du pôle et le licenciement de Monsieur Debauchez constituent des mesures de représailles consécutives à ses alertes. Or, selon l’alinéa 2 de l’article L.1132-3-3 du Code du travail, le lanceur d’alerte est protégé contre les mesures défavorables, les sanctions et le licenciement. La décision sera rendue le 12 décembre. 

Une enquête en cours pour corruption passive

En février 2021, une autre plainte a été déposée par Mathieu Debauchez auprès du procureur de la République de Paris pour "offre ou perception d’avantages indus et corruption passive". Selon le parquet de Paris que nous avons joint, une enquête, ouverte en mai 2021 des chefs de corruption passive et infractions liées à l’exercice d’une profession médicale, est toujours en cours. Elle a été confiée à la Section d’appui judiciaire de Maisons-Alfort.

La société américaine Medtronic nous a indiqué qu’elle ne souhaitait pas faire de commentaire à ce sujet. Elle a déjà été sanctionnée à plusieurs reprises aux Etats-Unis et condamnée à verser de lourdes indemnités pour corruption : 40 millions de dollars en 2006 pour avoir payé des pots-de-vin à plus de cent chirurgiens sous forme de faux honoraires de conseils ou de voyages et 75 millions de dollars d’amende en 2008 pour avoir poussé certains hôpitaux à réaliser des soins inutiles remboursés par la Sécurité sociale. L'entreprise a été également condamnée à 23 millions de dollars en 2011 pour avoir rémunéré des médecins pour des études scientifiques en les incitant à poser ses implants, et encore 10 millions de dollars en 2013, 4,4 millions de dollars en 2015...

Selon le consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) qui regroupe 250 journalistes de 36 nationalités et qui a révélé le scandale "Implant files", ces cadeaux offerts aux médecins par Medtronic ne se seraient pas limités aux Etats-Unis. Une pratique désormais révolue selon l’entreprise qui a signé un accord anti-corruption avec le gouvernement américain il y a deux ans.

Selon la plate-forme Euros For Docs, entre 2012 et 2021, Medtronic a dépensé en France 105,8 millions d’euros de lobbying auprès des professionnels de santé. Sur cette même période, sur le site Transparence santé, Christophe Caussin aurait entre autres touché 155 140 euros de Medtronic. 

En mars 2021, Christophe Caussin qui conteste tout fait de corruption, a à son tour déposé plainte pour dénonciation calomnieuse contre le docteur Debauchez. Un médecin qui attend de réintégrer l’IMM. "Dans l’équipe, beaucoup m’attendent et c’est une question de fierté. Je vais continuer de me battre, car je suis dans mon bon droit. Je défends des valeurs, la lutte contre un conflit d’intérêts avec un industriel. Il devrait y avoir une tolérance zéro pour ce type de dérive. C’est un combat qui est juste", conclut-il.

A la suite de la publication le 30 août 2022 de cette enquête, nous publions un droit de réponse à la demande du docteur Christophe Caussin.

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