C’était une audition très attendue. Tant sa parole s’est faite rare depuis le début de l’affaire en 2017. Théodore Luhaka a été entendu ce lundi en fin d’après-midi par la cour d’assises de Bobigny. Pour donner sa version des faits concernant l’interpellation qui l’a laissé handicapé.
Il est le petit dernier d’une fratrie de huit enfants. Le seul à avoir arrêté ses études avant le Bac pour vivre de sa passion, le football. Début 2017, Théodore Luhaka, 1m94, est milieu de terrain en Belgique. Cela fait deux ans qu’il a quitté Aulnay-sous-Bois où vit encore sa famille. Le 2 février, le sportif est de passage chez ses parents lorsqu'une de ses sœurs l’appelle pour lui demander un service. Il s'agit de rapporter une paire de chaussures à l'une de ses amies qui travaille dans la structure culturelle Le Cap, située au pied de la barre d'immeubles de la cité des 3000. "Quand j’arrive, je vois des amis au loin, des jeunes du quartier qui ont participé à mes activités. Je vais leur dire bonjour et je vois des policiers qui approchent," raconte Théodore Luhaka devant la cour d'assises de Bobigny. "Vous connaissiez déjà la BST, la brigade de sécurité territoriale ?" demande la présidente, Jadis Pomeau. "Malheureusement oui. Ils avaient la réputation de menotter les gens, de les frapper et de les laisser comme ça." Les gardiens de la paix dont il parle sont à quelques centimètres de lui dans la salle d'audience, serrés sur le banc des accusés.
En 2017, Théo est un jeune sportif de 22 ans sans histoires. Il ne s’est jamais fait interpeller. Mais il a déjà assisté à des contrôles d’identité, parfois musclés selon lui. "La peur était déjà là quand ils arrivent : je me dis attention." Mais très vite, la situation dérape. Des insultes fusent et des coups sont échangés. Un des policiers reçoit un poing dans le visage. "Peut-être que quand je me suis débattu, je lui ai donné un coup, concède Théo. Mais je me serais jamais interposé au contrôle si ça n’avait pas commencé par donner une gifle à mon ami." Le jeune homme se débat et résiste aux fonctionnaires. Dans la mêlée, son manteau est déchiré et son pantalon tombe alors que "les policiers lui tiennent les jambes". "Dans ma tête, j'avais la crainte qu'ils me frappent, me menottent et me laissent par terre," répète-t-il à la barre pour expliquer son refus d'obtempérer.
Quelques minutes plus tard, Théo est victime d'un coup de matraque qui lui perfore le sphincter. Il s'effondre par terre. "J’étais plus là après. La douleur était tellement forte, c’était impossible pour moi que j’ai encore mon caleçon. Quand je pense à la douleur que j’ai eu, le but c’était de faire très mal." Après s'être de nouveau débattu, Théodore Luhaka est menotté, reçoit quelques coups puis est amené derrière un mur, à l'abri de la caméra de vidéosurveillance de la ville. Pendant les trois minutes où il disparaît, le jeune homme affirme avoir de nouveau été frappé. "La seule chose que je leur demandais à chaque coup qu’ils me mettaient, c’était pourquoi vous faites ça ? La seule réponse qu’ils me donnaient, c’était "ferme ta gueule sale nègre"". Selon lui, les violences, les insultes et des crachats auraient continué une fois installé dans la voiture direction le commissariat.
Je leur ai dit que j'avais mal mais ils s'en foutaient. C'était des coups et des patates. J'avais très mal aux fesses et ils se moquaient et me frappaient. Ils m'ont ramené au commissariat comme un trophée.
Théodore Luhaka
Théodore Luhaka, blouson rouge, jean beige, raconte ensuite les semaines qui ont suivi l'interpellation. L'hospitalisation, la visite à son chevet du président François Hollande, les soutiens de sportifs et de célébrités. Une spirale qui l'empêche de réaliser ce qui vient de lui arriver. "J'étais dans le déni", explique-t'il laconiquement. L'atterrissage a finalement lieu deux ans plus tard. Les célébrités s'en sont allées, comme les amis. "J’en ai voulu à ceux qui m’ont vu grandir. Mais j’étais insupportable, reconnaît le jeune homme. Ce qui m’est arrivé m’a beaucoup changé, j’étais beaucoup plus aigri, méchant, tourné vers moi-même. J’avais l’impression d’être le seul au monde à souffrir."
"Je ne suis pas un infirme, je suis mort "
Deux années, c'est également le temps qu'il faut à Théo pour comprendre qu'il va rester handicapé à vie. Empêché par son incontinence, il ne peut pas reprendre le sport et refuse tous les traitements et les opérations préconisés par les spécialistes pour améliorer sa continence. Il rejette aussi un suivi psychologique. "Ça ne garantissait en rien ma guérison", affirme-t'il à la barre. Peu à peu, Théo, qui fait l'objet de railleries dans son quartier et sur les réseaux sociaux, se renferme jusqu'à ne plus sortir de chez lui. Passant ses journées à regarder des séries télévisées. "Théo, c'est celui qui s'est fait violer, celui qui s’est fait manger les fesses par la police. Voilà l'image que je véhiculais. "
"Et quelle est votre vie actuelle ?" lui demande une assesseur. "Je ne suis pas un infirme, je suis mort. Quand le procès se finira, les policiers reprendront. Moi, les fuites, les gaz continueront. Ma famille continuera de vivre avec un mort vivant pas heureux qui reste à regarder la télé dans sa chambre. Le temps de l’amusement, je l’ai raté. Mes amis se sont mariés et ont des enfants. À 30 ans, ma vie est finie, je serais toujours étiqueté Théo. Quoi que je fasse, je serais dérangeant."
Sept ans après les faits, Théodore Luhaka souligne qu'il ne s'agit pas ici de faire le procès de la police mais attend que les gardiens de la paix soient fermement sanctionnés, regrettant que deux d'entre eux aient été depuis réaffectés sur le terrain. Derrière lui dans la salle, ses proches venus en nombre acquiescent. Parmi eux, Amal Bentoussi, la fondatrice du collectif "Urgence notre police assassine" ; Fatima Chouviat, la mère de Cédric Chouviat, livreur décédé le 3 janvier 2020 après un contrôle de police ; Michel Zecler, producteur de musique passé à tabac par des policiers à Paris en 2020.
"Il n’a plus de vie, plus d’élan vital"
Deux psychologues, entendues dans la journée, ont évoqué ce lundi le retentissement qu’a eu l’affaire sur Théodore Luhaka. Un jeune homme plongé dans une profonde dépression lorsqu’elles le rencontrent. Convaincu d’avoir été violé volontairement par les policiers, Théodore Luhaka est à ce moment-là traumatisé par les images de son interpellation qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux. "Il présente des éléments francs de décompensation dépressive avec un évitement de prise en charge", explique l’une des expertes à la barre. Théo est "stigmatisé comme un garçon qui a été violé". Victime d'un véritable cyberharcèlement, il développe "une dépréciation de sa masculinité" et une phobie sociale. "C’est une petite mort, rapporte l'une des psychologues. Il n’a plus de vie, plus d’élan vital."
Les policiers jugés pour violences volontaires pour deux d'entre eux et violences volontaires ayant entraîné une mutilation ou infirmité permanente pour le troisième doivent de nouveau être entendus ce mardi et ce mercredi. Ils contestent tout usage illégitime et disproportionné de la force. Ils encourent entre sept et quinze ans de prison. Le verdict est attendu vendredi.