Transparence, "justice-spectacle"… Filmer et diffuser les procès, une bonne idée ?

Depuis septembre à Paris, le procès des attentats de 2015 est enregistré dans un cadre très précis, la "constitution d'archives historiques". Alors qu’Eric Dupond-Moretti a annoncé son projet d'une justice "totalement filmée et diffusée", certains professionnels restent sceptiques.

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Faut-il ou non enregistrer les débats menés au cours des procès ? Eric Dupond-Moretti s'est en tout cas prononcé en faveur d'une justice "totalement filmée et diffusée". Dans un entretien publié dimanche par Le Parisien, le garde des Sceaux a en effet annoncé vouloir rendre publiques les audiences, et ce "avant la fin du quinquennat" d’Emmanuel Macron.

"La justice doit se montrer aux Français, argumente le ministre de la Justice. La publicité des débats est une garantie démocratique." L’ancien avocat explique vouloir améliorer la compréhension du système judiciaire, et faire prendre conscience de la complexité de son fonctionnement.

Depuis 1954, il est interdit en France d’utiliser des caméras, des appareils photographiques ou des micros en salle d'audience, dès que le procès démarre. Le but, comme l’explique le ministère de la Justice : "sauvegarder l’objectivité et la sérénité des débats". Mais depuis la loi Badinter du 11 juillet 1985, l'enregistrement audiovisuel ou sonore de certaines audiences publiques est toutefois autorisé "pour la constitution d'archives historiques de la justice". A noter que l’utilisation des images est alors très encadrée, et interdite au public avant de nombreuses années. Il faut attendre 50 ans après la fin du procès pour pouvoir reproduire ou diffuser les enregistrements vidéos sauf s'il s'agit d'un procès pour crime contre l’humanité ou pour actes de terrorisme. Dans ce cas, la reproduction ou la diffusion, intégrale ou partielle, peut être autorisée dès que l'instance a pris fin et que la décision est devenue définitive.

La captation des audiences, un dispositif jusqu'ici très encadré et réservé à quelques rares procès

Le procès des attentats de janvier 2015, qui s’est ouvert le 2 septembre dernier, fait partie des rares procès pour lesquels le dispositif a été appliqué : il s’agit même d’une première en matière de terrorisme en France. "C’est une décision d’enregistrement historique, expliquait d’ailleurs le procureur de la République antiterroriste Jean-François Ricard à France 3 Paris Île-de-France, avant l’ouverture des débats. Nous arrivons à une période dans laquelle il est nécessaire de garder des archives historiques d’un certain nombre de procès parmi les plus retentissants d’entre eux."Afin de garantir l’objectivité de la captation, chaque plan a d’ailleurs été validé d’avance, et seules les personnes qui parlent sont filmées. A la fin du procès des attentats, les enregistrements seront transmis aux archives nationales. Toujours dans la même logique, ils ne seront accessibles aux chercheurs sur dérogation que lorsque tous les appels auront été clos.

Christian Charrière-Bournazel, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris et ancien président du Conseil national des barreaux, a participé au procès de Klaus Barbie pour Crimes contre l'humanité, en 1987. Le tout premier filmé en France : "La volonté était de conserver les images comme archives, pour informer sur une situation historique particulièrement tragique. Je n’aime pas le terme de "devoir de mémoire", je préfère l’honneur de se souvenir." L’avocat avait alors défendu Marcel Gompel, un résistant torturé à l’âge de 72 ans par le criminel nazi. "C’était l’un des martyrs de Barbie, raconte Christian Charrière-Bournazel. 42 ans après la fin de la guerre, les victimes venaient exprimer ce qu’elles avaient vécu."

Le peuple a le droit de savoir... Mais il ne faut pas faire de la justice un film.

Christian Charrière-Bournazel, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris et ancien président du Conseil national des barreaux

De cette expérience, l'ancien bâtonnier en tire la conviction qu’il est crucial d’éviter une "justice-spectacle" : "Le projet de filmer intégralement les audiences me paraît délicat à mener, et implique beaucoup de précautions et une réflexion en profondeur. Certes, la justice est publique et tout le monde peut entrer dans la salle au cours d’un procès pour y assister, sauf en cas de huis clos. Le peuple a le droit de savoir, donc l’idée n’est pas mauvaise. Mais il ne faut pas faire de la justice un film. L’enregistrement doit être extrêmement réglementé. Donc je ne pense pas qu’une diffusion publique, en direct à la télé par exemple, soit une bonne idée. Il est important de ne pas transposer le tribunal sur la place publique. Le public ne doit pas doubler le rôle des juges. L’opinion peut s’échauffer, il faut éviter les emballements de la foule, pour un procès qui s’étale sur plusieurs jours."

Quelle influence de la caméra sur les victimes et les accusés ?

L’ancien bâtonnier reconnaît toutefois l’intérêt pratique qu’apporterait un enregistrement, encadré : "Ça peut servir pour garder des traces, plus complètes et précises qu’une simple retranscription. Les notes d’audience sont aujourd’hui prises par les greffiers. Même s’ils y mettent beaucoup de soins, ils ne peuvent pas tout noter."

Mais Christian Charrière-Bournazel alerte sur l’influence d’un enregistrement sur le comportement des victimes et des accusés. "Savoir que l’on fait l’objet d’un débat public peut affecter leurs réflexions, craint-il. Les accusés pourraient ne pas dire tout ce qu’ils voudraient dire. Ou, au contraire, ça pourrait être l’occasion d’une propagande, d’une revendication d'un crime par un terroriste par exemple. Comme un jeu de théâtre."

Même inquiétude de la part de Ludovic Friat, magistrat au tribunal judicaire de Bobigny et représentant de la section locale de l’Union syndicale des magistrats (USM), qui qualifie le projet annoncé par Eric Dupond-Moretti de "fausse bonne idée". "On parle de choses graves au cours des procès, la présence de caméras peut figer les intervenants dans des postures, d’agressivité par exemple. On va créer de l’incident, avec une course au bon mot et à la punchline", s’inquiète le magistrat.

Outre la sérénité des débats, il pointe aussi un risque en termes de droit à l’image et de droit à l’oubli : "Une fois que son image est sur la toile, difficile de s’en défaire. On imagine qu’une personne victime d’une agression sexuelle par exemple, n’aurait pas envie d’apparaître à la télé, même floutée. Même chose du côté des accusés, si leurs visages tournent en boucle, ils risqueront de se faire interpeller dans la rue."

Une victime qui va être entendue, à qui on va donner la parole (...) sera une victime plus apaisée à la sortie de la salle d’audience. Que ça soit filmé, ou que ça ne soit pas filmé.

Me Vincent Julé-Parade, partenaire de l’association Aide Indemnisation Victimes de France (AIVF)

Du côté des victimes, Me Vincent Julé-Parade, partenaire de l’association Aide Indemnisation Victimes de France (AIVF) explique que "ce que les victimes veulent vraiment, c’est une vraie place à l’audience" : "Une victime qui va être entendue, à qui on va donner la parole, qui va avoir l’impression d’être prise en considération en tant que telle, sera une victime plus apaisée à la sortie de la salle d’audience. Que ça soit filmé, ou que ça ne soit pas filmé." Et d'ajouter : "Ce dont aura besoin la victime sur le plan pénal, c’est aussi d’être informée des suites quant à l’exécution de la peine".

"Ce projet de filmer les procès est un gadget, un hochet"

Le magistrat redoute aussi "une marchandisation de la justice, avec des images qui seront sûrement vendues à des chaînes de télévision, et lardées de coupures pub". "Brut, sans filtre, ni recul… Je crains surtout que tout cela soit livré sous le même angle que l’information en continu, insiste Ludovic Friat. La profession de chroniqueur judiciaire est importante : les journalistes ont déjà pour rôle de prendre du recul et d’apporter une analyse, un décryptage. Donc je ne vois pas en quoi la présence d’une caméra apporterait plus de démocratie et d’information. Il faut arrêter avec le fantasme d’une justice qui fonctionnerait de façon secrète, dans un entre-soi."

Le garde des sceaux voit la justice sous le prisme d’un avocat d’Assises, avec l’idée de filmer de grandes envolées et des effets de manche. La justice du quotidien, c’est bien plus que ça.

Ludovic Friat, magistrat au tribunal judicaire de Bobigny et représentant la section locale de l’Union syndicale des magistrats (USM)

Ludovic Friat souligne d’ailleurs que la justice a "bien d’autres priorités". Alors que le Premier ministre Jean Castex a annoncé un budget en hausse de 8% l’an prochain pour la Justice, le magistrat rappelle que "la justice part de très loin" : "Il manque des moyens humains et matériels partout. On dénonce ces problèmes depuis longtemps. Ce projet de filmer les procès est un gadget, un hochet. Le garde des sceaux voit la justice sous le prisme d’un avocat d’Assises, avec l’idée de filmer de grandes envolées et des effets de manche. La justice du quotidien, c’est bien plus que ça. Il y a les comparutions immédiates qui se terminent tard dans la nuit, mais aussi la justice civile, en grande partie écrite, qui échappe aux caméras… Ce n’est pas dans son logiciel d’avocat pénaliste." Coûts des moyens techniques déployés, différences d’application du dispositif entre la justice pénale et la justice civile… De nombreuses inconnues demeurent en tout cas à ce stade, alors qu’Eric Dupond-Moretti n’a pas encore présenté les détails de son projet.
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