BD. Rencontre avec la Nantaise Tahnee Juguin, auteure avec jean-Denis Pendanx de l'album Mentawaï !

Tahnee Juguin est nantaise mais ses pensées et ses pas l'emmènent régulièrement sur l'île de Siberut en Indonésie aux côtés des Mentawaï. Avec Jean-Denis Pendanx au dessin, elle vient de signer chez Futuropolis une oeuvre à forte valeur ethnographique sur ce peuple longtemps menacé. Interview...

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J'avais donné rendez-vous à Tahnee Juguin sous les anciennes halles des Fonderies de l’Atlantique à Nantes où l'on fabriquait hier les hélices des plus grands paquebots, parmi lesquels le France. Elles abritent aujourd'hui un jardin luxuriant où palmiers, bananiers et fougères arbustives nous plongent dans une ambiance exotique. 

On ne pouvait finalement rêver meilleur endroit pour parler de son album sorti il y a quelques jours aux éditions Futuropolis, un premier album qui nous emmène au-delà des océans et des montagnes, dans les forêts de l'île de Siberut en Indonésie, où vit une partie du peuple mentawaï.

En compagnie du dessinateur Jean-Denis Pendanx, lui-aussi grand voyageur, Tahnee Juguin nous raconte sur près de 160 pages l'une de ses nombreuses visites à ce peuple animiste, longtemps opprimé sous la dictature de Soeharto, aujourd'hui encore en lutte pour ne pas être assimilé à la société indonésienne. 

Nous sommes en 2014, Tahnee débarque avec un réalisateur pour tourner un documentaire sur les Mentawaï avec l'idée de les faire participer au tournage. Mais les choses ne se passent pas comme prévu et Tahnee, écartée du projet, ne peut que constater un "détournement" des images et à l'arrivée un documentaire qui ne "reflète pas toute la réalité des Mentawaï".

Tahnee a alors 21 ans, elle décide de monter le projet Mentawaï Storytellers avec pour missions et valeurs l'indépendance et la libre expression des communautés mentawaï par le biais de la gestion d'un tourisme responsable et la réalisation de films par les Mentawaï eux-mêmes.

C'est cette histoire que déroule l'album, un plongeon au coeur des traditions mentawaï, au coeur également d'un projet transversal qui fait appel à la BD mais aussi à la vidéo, un projet qui a aujourd'hui son compte Facebook et son site internet.

Tour à tour conférencière pour Connaissance du monde, bergère dans les Alpes, serveuse en restauration rapide, Tahnee a aujourd'hui trouvé sa voie, bien déterminée à la poursuivre. Interview...

Comment as-tu découvert le peuple mentawaï ?

Tahnee Juguin. C'est Grâce aux bourses de voyages Zellidja, bourses consacrées aux 16/20 ans qui veulent partir seuls dans un pays avec un sujet d'étude de leur choix. Depuis mon adolescence, je m'intéresse aux peuples autochtones. Je suis d'abord partie en Amazonie française, puis chez les Mentawaï, après être tombée sur un article qui évoquait leur oppression sous la dictature de Soeharto et leur retour vers la forêt à la fin de celle-ci. J'avais 18 ans à l'époque, j'en ai aujourd'hui 26.

Combien de fois es-tu retournée chez eux ?

Tahnee. 
J'ai perdu le compte, plus de 10 fois.

Ah oui quand même...

Tahnee. Oui, j'ai une maison là-bas maintenant. J'ai commencé un projet audiovisuel évoqué dans la BD,  Mentawaï Storytellers, j'en suis la coordinatrice. Les tournages m'ont permis d'y retourner plusieurs fois et j'ai aussi travaillé pour une association de tourisme équitable et solidaire qui me payait le voyage pour accompagner des voyageurs. J'en profitais pour y rester une partie de l'année. 

Qu'est-ce qui a pu te fasciner en premier lieu  ?

Tahnee. C'est une bonne question. Fasciné...je ne sais pas. Plutôt intrigué. C'est la question du tourisme, le fait que les Mentawaï veulent du tourisme m'a beaucoup étonnée. Comme je m'intéresse à l'anthropologie, j'avais vraiment envie d'approfondir cette question-là, d'étudier la manière dont ils interagissaient avec les touristes, comment ils adaptaient leur quotidien, pouvaient monnayer leurs activités...
On le voit effectivement dans ton album, les Mentawaï peuvent monnayer et faire des choses qu'ils ne font pas en réalité... c'est un peu étrange non ?

Tahnee. Oui complètement, ils ont trouvé un genre d'équilibre pour bénéficier de l'argent du tourisme, un équilibre délicat entre les voyageurs respectueux et les groupes qui peuvent débarquer et ne pas respecter leurs traditions. Heureusement, les infrastructures ne sont pas du tout développées. Il y a bien une guesthouse à Siberut ouverte depuis 4 ans mais, avant, la seule solution était de dormir chez l'habitant. Et puis, il n'y a des bateaux que tous les trois jours. Et encore, ça dépend de l'état de la mer. Si les vagues sont hautes, on se retrouve bloqué sur l'île et sans réseau. Donc, forcément ça freine le tourisme, c'est ce qui les protège aussi.

Donc leur relation au tourisme t'a intriguée au début. Et qu'est-ce que tu as découvert au fil du temps qui t'a fait revenir autant de fois ?

Tahnee. En vérité, ce sont aussi les amis que j'ai là-bas qui m'ont fait revernir parce que, forcément, quand on s'attache aux gens, on a envie de les revoir. 

On le voit aussi à un moment dans le récit, il semble que c'est assez difficile pour les Mentawaï d'être dirigés par une femme. Comment es-tu parvenue à te faire accepter ?

Tahnee. J'ai quand même une place un peu à part parce que je suis étrangère. On m'autorise à avoir des activités d'homme, j'ai appris à tatouer par exemple. Aucune femme mentawaï n'a appris ça. Dans le même esprit, j'apprends à conduire les pirogues. Mais c'est toujours un combat. Par exemple pour construire ma maison...
Tu as construit une maison ?

Tahnee. Non, c'est un ami qui l'a construite mais j'ai participé et dû me battre pour tenir la pioche. La société reste très traditionnelle et du coup, je reste une femme. Par exemple, les amis que je me suis fait quand j'avais 18, 19 ou 20 ans ne viennent plus me voir dès lors qu'ils sont mariés. Quand un garçon est avec une fille en Indonésie, c'est tout de suite sexualisé. 

Tu y vas seule en général ?

Tahnee. L'été dernier, j'y suis retournée seule. Mais la fois d'avant, j'avais emmené ma mère, mon beau-père, mon oncle et ma tante. C'était incroyable de les avoir à côté de moi après tant d'années..

Tu y as aussi entraîné le dessinateur Jean-Denis Pendanx (Jeronimus, Tsunami...) quand il a été question de faire une BD...

Tahnee. Oui Jean-Denis et Claude Gendrot mon éditeur.

Jean-Denis est aussi un grand voyageur et il connait l'Indonésie...

Tahnee. Non, il ne connaissait pas le pays. Les deux albums qu'il a écrit et se passent en Indonésie ont été inspirés par un voyage en Malaisie. Il a été extrêmement ouvert, a participé aux activités des Mentawaï, comme la pêche ou la récolte de vers de sagou. Pendant ce temps-là, comme on avait déjà le scénario entre les mains, j'en ai profité pour le traduire et le faire corriger par les Mentawaï. On en a profité aussi pour prendre en photo les lieux et les gens qui allaient apparaître dans l'histoire.

Pourquoi avoir choisi le medium BD pour raconter cette expérience ?

Tahnee. J'avais l'histoire en tête et elle était très imprégnée de ce tournage effectué en 2014, des coulisses, des réactions des Mentawaï face à la caméra.. Et la BD me semblait être la meilleure façon de transmettre tout ça. Elle a l'avantage d'être plus directe, plus facile à partager avec les Mentawaï qui, pour la plupart, ne savent pas lire. J'ai découvert la bande dessinée avec cet album. C'est un média extraordinaire pour raconter des histoires...
Est-ce que tu connais et aimes la BD documentaire d'une manière générale?

Tahnee. Oui, j'en lis, Étienne Davodeau, Emmanuel Lepage... les classiques quoi. Emmanuel Lepage m'a accompagnée sur toute l'écriture du scénario, depuis le début du projet. On échangeait beaucoup de courriels, on se voyait dans des lieux totalement improbables, de manière assez régulière, il était encore présent à la sortie de l'album. 

Et avec Pendanx. Comment vous êtes vous rencontrés ?

Tahnee. C'est par l'intermédiaire de claude Gendrot mon éditeur. J'avais déjà cette idée de grand format avec un dessin réaliste et des couleurs directes. En voyant quelques photos des Mentawaï, Claude a immédiatement pensé à deux dessinateurs. Il m'a offert deux bandes dessinées dont une de Jean-Denis qui était Au bout du fleuve. J'ai adoré son dessin et le scénario m'a beaucoup touché. On s'est rencontrés, on a accroché tout de suite...

Et le résultat est incroyable... Quels sont les premiers retours ?

Tahnee. Certains sont plus sensibles au côté ethnographique, d'autres au côté récit de bande dessinée. Côté ethnographique, c'est même extrêmement positif, je pense qu'on va être invités à l'université d'Amsterdam. C'est assez surprenant qu'une bande dessinée soit considérée comme un travail ethnographique à ce point.

Invités à l'université d'Amsterdam ?

Tahnee. Oui. Des spécialistes des Mentawaï veulent y organiser une conférence. On sera aussi le 10 octobre au festival Ciné Alter’Natif  à Nantes où on présentera des courts métrages mentawaï ainsi que la BD bien sûr...
Un film, une BD... et après ?

Tahnee. Alors, le film je ne l'ai pas fait. le projet m'a été volé. Le producteur réalisateur qui devait être co-réalisateur m'a écartée. Je n'avais rien signé, il m'a éjectée du projet lors du montage. Le documentaire a été diffusé sur France 5. Il ne reflète pas du tout la réalité des Mentawaï, il utilise en tout cas des mensonges pour rester dans le mythe du Shaman... C'est aussi ça qui nous a motivé à développer le projet Mentawaï Storytellers

C'est le fameux tournage mis en scène dans l'album ?

Tahnee. Oui, exactement

Qui se passait bien à l'époque...

Tahnee. Qui se passait très bien au début. Aujourd'hui, on travaille sur des tournages mais ce sont des courts métrages. Et on vient de créer un site internet. Il est encore en construction mais il y a déjà quelques films et sons disponibles, des créations purement mentawaï. Sur ce projet, ils ne sont pas uniquement techniciens, cameramen ou camerawomen, ils sont aussi réalisateurs. Ils ont les logiciels de montage pour maîtriser de A à Z  leurs propres créations...

Et j'aimerais bien partir sur un nouveau projet de bd.

Toujours en lien avec les Mentawaï ?

Tahnee. Peut-être. Ou autour d'un peuple autochtone proche. De toute façon, je vais retourner chez les Mentawaï où j'aimerais beaucoup lutter contre la déforestation.

Tu as l'air déterminée ?

Tahnee. C'est un peu frustrant de ne rien faire quand tu vois la forêt disparaître comme ça. Il faut savoir que la déforestation est dorénavant illégale. Mais les entreprises trouvent des prétextes pour détourner la loi et continuer. Par exemple, une entreprise fournit actuellement de l'électricité dite verte aux Mentawaï à partir de bambous. Ils sont donc en train, sous un prétexte écologique, de raser les forets pour planter des bambous.

Un bon thème pour ta prochaine bd ?

Tahnee. Oui, peut-être. En tout cas, ça tournera autour de la déforestation...

Merci Tahnee. Propos recueillis le 30 septembre 2019 au jardin des Fonderies à Nantes

Mentawaï!, de Jean-Denis Pendanx et Tahnee Juguin. Futuropolis. 25€
Retrouvez les créations audiovisuelles des Mentawaï sur le site Mentawaï Storytellers

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