Carnets de la ZAD: Notre-Dame-des-Landes dans l'objectif du photographe Philippe Graton

Vous pensiez que tout avait été dit, vu et entendu sur le sujet ? La ZAD au placard, la lutte contre le projet d'aéroport aux oubliettes ? Un peu plus d'un an et demi après son abandon, Philippe Graton pose un autre regard en photos sur une expérience de vie unique en France. Interview...

Philippe Graton est un amoureux des cabanes. Dans le Bruxelles des années 70, elles ponctuaient son horizon d'enfant, perdues dans un terrain vague, coincées entre un boulevard et une voie ferrée, trônant fièrement au milieu d'un potager. Pour lui, elles représentent des "îlots de convivialité et de poésie en plein cœur de la ville""la notion de débrouillardise et de partage, dans un monde de plus en plus individualiste, mérite d'être observée...".

Lorsque certaines d'entre elles se sont trouvées un jour menacées de démolition par quelques promoteurs immobiliers peu sensibles à la poésie des lieux, Philippe Graton monta une exposition sauvage, accrochant sur les grilles du chantier trente tirages géants des photos de cabanes qui s'y trouvaient. De quoi éveiller l'intérêt des médias, alerter les riverains et finalement sauver ce qui pouvait l'être encore.

Si les zadistes avaient existé à cette époque et en ce lieu, peut-être en aurait-il fait partie. Il les découvrira bien plus tard à Notre-Dame-des-Landes, attiré par d'autres cabanes, des cabanes de la révolte. Pendant cinq ans, il se rendit régulièrement sur place pour immortaliser ces habitations forcément éphémères. Mais il y rencontra aussi des visages, des hommes et des femmes occupés la plupart du temps aux tâches du quotidien et, parfois, à défendre leur territoire des gendarmes venus les déloger.

Disponible en librairie depuis le 24 septembre, Carnets de la ZAD nous offre plus qu'un énième reportage sans âme, c'est véritablement un autre regard que Philippe Graton pose ici, celui d'un homme qui aime raconter des histoires en images, que ce soit en photos comme il le fait dans ce livre ou en bande dessinée avec des scénarios pour la série imaginée par son père, Jean Graton, les célèbres aventures de Michel Vaillant.

Au-delà des cabanes et des visages, au-delà du quotidien et des barricades, Philippe Graton restitue une aventure hors norme à travers quatre-vingts photographies inédites et une retranscription de ses notes de terrain à lire - elles-aussi - comme une aventure. Interview...

Comment expliquez-vous cet amour pour les cabanes ? Pour les histoires qu'elles peuvent raconter ?

Philippe Graton. Les cabanes me fascinent depuis l’enfance. Tous les enfants je crois, garçons comme filles, adorent les cabanes. Elles représentent le rêve, l’aventure, le retour à l'essentiel. Il faut lire l’excellent petit livre de David Lefèvre, La vie en cabane (Transboréal Éditions), pour mesurer tout ce que les cabanes symbolisent. Il y a dix ans, j’ai commencé à photographier les cabanes de potagers urbains à Bruxelles (le site de Philippe Graton à voir ici). Mes photographies ont joué un rôle dans la préservation de lieux de ce type, tous menacés par le béton. Cela a donné un vrai sens à mon travail. Mes photos servaient à changer le choses.

En France, vous êtes surtout connu comme scénariste de la série Michel Vaillant créée par votre père Jean Graton. Avec ce travail photographique, on est très loin de la bande dessinée…

Philippe Graton. Mon père, breton, s’était fâché avec tous ses éditeurs. Dans les années 80, il m’a demandé de l’aider. J’ai posé mes appareils photos pour lui donner un coup de main. On s’est auto-édité. Je faisais déjà ses photos de repérages, je suis naturellement passé aux scénarios que j’écris maintenant depuis vingt-cinq ans, tout en n’abandonnant jamais mon activité de photographe. J’ai longtemps considéré ces deux activités comme antagonistes. Puis je me suis rendu compte qu’il s’agissait de la même chose : raconter des histoires avec des images. J’avais grandi entouré de raconteurs d’histoires : mon père et ma mère, leurs amis Uderzo, Peyo, Franquin, René Goscinny, Jean-Michel Charlier… Qu’il s’agisse de bande dessinée ou de photographie, tout ça part de là, je crois ; de l’enfance. Comme les cabanes !
Lorsque vous découvrez son existence depuis Bruxelles, la lutte contre l'aéroport de NDDL vous semble "très locale", pour reprendre vos propres termes. Qu'est-ce qui vous a finalement décidé à prendre la route?

Philippe Graton. J’ignorais même totalement ce qui se jouait à Notre-Dame des Landes. J’avais lu que, pour protéger un bocage de la construction d’un aéroport, des opposants avaient construit des cabanes. Je n’en savais pas plus. Je me suis dit "Tiens, des cabanes comme outils de lutte, pour occuper et défendre un territoire… J’aimerais bien voir à quoi elles ressemblent et les photographier". J’étais naïf. Naïf et un peu inconscient : pour me rendre sur la ZAD, j’avais emprunté un gros 4x4. Vous imaginez comme ça a été apprécié sur place !

Une fois sur place, vous découvrez la beauté des cabanes mais pas seulement, vous y découvrez aussi une « beauté humaine », un autre monde, une autre vie possible…

Philippe Graton. Très vite, je me rends compte que les cabanes abritent un monde que je ne devinais pas. Un monde en lutte, mais aussi une autre forme de pensée, une autre façon de vivre ensemble. Je suis confronté à des questions fondamentales de choix de société, de rapports humains, d’envie d’un futur autre que celui qu'on nous propose où on ne peut s’épanouir que dans la performance et la consommation. Même s’il y a des contradictions, des utopies et choses qui ne vont pas sur la ZAD, c’est quand même un chant nouveau qui s’en élève. Petit à petit, je prends conscience de sa dimension et de sa portée. Il se passe des choses magnifiques et admirables en ce lieu où des personnes de toutes sortes s’unissent pas seulement pour s’opposer à quelque chose, mais pour proposer quelque chose d’autre, qu’ils expérimentent là. Je prends conscience que j'assiste à l’aube de quelque chose. Je raconte cette découverte progressive dans ce livre, "Carnets de la ZAD", où il n’y a pas que des photos.
"Photographie ce qui te parle. Plus loin, plus profond en toi. Laisse faire ton instinct, ton regard intérieur, ton subconscient", peut-on lire dans vos notes de terrain en partie retranscrites dans ce livre. Etait-ce la condition sine qua non pour immortaliser cette fameuse beauté humaine ? 

Philippe Graton. Mon éditeur, Patrick Le Bescont, tenait à enrichir ce livre de photographies par des textes, dont une retranscription des notes de mes carnets que je remplissais sur place. Ces notes de terrains étaient très personnelles et n’avaient pas vocation à être lues par d’autres et encore moins publiées. Patrick a estimé que ce "journal" tenu au jour le jour était indissociable de mes photographies. J’ai accepté mais c’est vrai que se retrouvent publiées des notes très personnelles, voire intimes, comme celle que vous citez. J’avais écrit cela comme une injonction à moi-même, car je me rendais compte que revenaient mes réflexes de photojournaliste. Or ce n’était pas du journalisme que je faisais là. J’essayais de saisir une forme de pensée, la nature profonde d’un lieu, sa force et sa poésie. Il faut un artiste pour capter cela. Il faut être Rimbaud ou Bukowski. 

Les médias n'étaient pas toujours les bienvenus sur place. Vous avez souvent été assimilé à un journaliste, parfois même à un policier, mais avez fini par vous faire accepter du moins par certains zadistes. Comment ?

Philippe Graton. Les journalistes n’étaient pas appréciés car les zadistes leur reprochaient de donner d’eux une image caricaturale et négative. En général, ce n’était pas faux, même si ce n’était pas le cas de tous les journalistes. Les zadistes éprouvaient du ressentiment à leur égard, et parfois de la colère. Quant aux policiers, qui n’osaient plus approcher de la ZAD, ils essayaient d’infiltrer les zadistes ou de les photographier pour les identifier et interpeller ceux qui se seraient confrontés aux forces de l’ordre lors de manifestations. Les zadistes étaient donc tous méfiants, voire carrément paranos pour certains d’entre eux. Il a fallu du temps -des mois, pour certains des années !- pour qu’ils comprennent la nature de mon travail. Même si certains n’ont jamais cessé d’être suspicieux à mon égard, le regard de la plupart a changé quand j’ai commencé à leur montrer les photos que j’avais faites. Et qu’ils ont pris conscience de l’importance que quelqu’un fasse cela, documente ce qui se passait là.

Vous étiez au MIP TV au moment de la première campagne de destruction en avril 2018. Vous êtes revenu en urgence sur la ZAD. C'était un peu le choc des mondes et le choc des photos ?

Philippe Graton. Oui. Ce sont de vrais moments de conflit intérieur. Il faut faire des choix. Mais c’est aussi l’histoire de ma vie. Beaucoup d’envies, d’enthousiasme, et pas la possibilité de tout faire. Il faut alors écouter son coeur pour découvrir ce qui est le plus important.
Quel est le souvenir le plus marquant de vos différents séjours

Philippe Graton. Ici, le choix est impossible ! Il y a trop de souvenirs forts, d’anecdotes, de moments difficiles ou drôles. D’où l’intérêt de la retranscription de mes notes de terrain, au jour le jour, dans le dernier tiers du livre.

Et la photo qui selon vous est la plus représentative de votre travail sur la ZAD ?

Philippe Graton. Ça, c’est comme la préfète de Loire-Atlantique qui exige que les zadistes soumettent des fiches individuelles pour leur projet, individuelles et pas collectives ! Mes photos sont comme eux, elles n'existent que collectivement. Je ne peux en extraire une qui soit représentative de l’ensemble. C’est comme les notes d’une partition, en isoler une n’a aucun sens. En revanche, si vous me demandez quelle est ma photo préférée, là je vous dirai peut-être celle de Blue dans le lac de Saint-Jean, ou celle d’Alex, le bâtisseur, devant sa tour, avec son chien Aragone.

Que vous a apporté personnellement ce travail ?

Philippe Graton. Il m’a apporté beaucoup. J’ai appris et compris énormément de choses. Sur les enjeux et les choix d’une société. Sur le courage. Sur la dignité. Sur la violence. Sur la distinction entre légalité et légitimité ; l’avant-propos du livre résume bien tout cela je pense. Personnellement, il m’a aidé à trouver ce que les Japonais appellent l’ikigaï, c’est-à-dire, en gros, ma raison d’être.
Et que pensez-vous apporter par ce livre et les expositions qui l'accompagnent à cette longue aventure qu’est la ZAD, cet avènement comme vous dites ?

Philippe Graton. J'espère leur rendre un peu justice. Mais surtout, en montrant la réalité de la ZAD, je permets au public de voir les choses autrement que de la façon dont cela leur a toujours été présenté. Ce n’est pas aux zadistes et à leur mouvement que j’apporte quelque chose, c’est au grand public. Je lui dit : n’ayez pas peur. Cela vaut la peine de regarder ce qui s’exprime là, d’écouter ce chant qui s’élève car, malgré ses dissonances, il est d’une beauté nouvelle.

Deux expos, une à Bruxelles, une à Strasbourg mais aucune dans notre région. Pourquoi ?

Philippe Graton. Tout s’est passé très vite. Ce sont d’abord les Rencontres photographiques d’Arles qui ont projeté ces images lors de leur soirée d’ouverture l’année dernière. Puis le musée de la Photographies à Charleroi s’est pris d’enthousiasme pour ce travail —c’était très flatteur car il s’agit du plus grand lieu dédié à la photographie en Europe, et sa programmation est très exigeante. Ensuite, l’architecte Georges Heintz a proposé ce projet à Strasbourg pour les Journées de l’Architecture, avec une magnifique exposition au centre d’art Apollonia et une conférence à l’école d’architecture (le 3 octobre, ouverte au public). Bref, je n’ai eu le temps que de répondre à ces demandes et il n’y en a pas encore eu émanant de Nantes ou de la région. Ah si : il y aura une expo et une rencontre sur la ZAD, ce 26 octobre, à l’Embazada et à la bibliothèque du Taslu. L’occasion de découvrir les images in situ, et de découvrir ce qui se joue aujourd’hui sur la ZAD.

Merci Philippe Graton. Propos reccueillis par Eric Guillaud le 26 septembre 2019
Carnets de la ZAD, de Philippe Graton. Filigranes Editions. 30€

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