Faire de la bande dessinée, c'est bien. Faire de la bande dessinée avec du sens, c'est pas mal aussi. Alexis Horellou et Delphine Le Lay y sont particulièrement attentifs depuis toujours. Ils reviennent avec un nouvel album et un thème important en ces temps de Covid : le lien social. Interview...
Qu'ils s'adressent aux adultes ou aux enfants, en mode documentaire ou en mode fiction, le temps d'un one-shot ou d'une série, Alexis Horellou et Delphine Le Lay ont toujours affiché une identique volonté d'aborder dans leurs récits les grands sujets de société, en dénonçant ici le nucléaire ou la spéculation financière, en prônant là la solidarité, la décroissance, la consommation raisonnée ou le zéro déchet.
Dans le deuxième volet de la série Lucien et les mystérieux phénomènes baptisé Granit rouge, le tandem mayennais nous entraîne avec lui en Bretagne, plus précisément à Douarnenez et sur la petite île Tristan devenue un lieu de convivialité, de partage et de culture au grand dam de quelques promoteurs immobiliers qui couleraient bien tout ça sous une épaisse couche de béton. Mais depuis quelques temps, d'étranges agressions empêchent toutes fêtes sur l'île, certains y voient la marque du cruel brigand La Fontenelle ou plus exactement de son fantôme. Pour Lucien, c'est un nouveau mystère à résoudre, pour tous les habitants, c'est un peu du vivre ensemble qui disparaît...
Alexis Horellou. Oui. Le deuxième tome de la série est dans la même veine que le premier. C'est une aventure par laquelle on traite d'un sujet de société. Le premier parlait de vie autonome, de consommer mieux et moins. Le second tourne autour de la culture et du lien social, de l'importance de se rencontrer, de faire la fête, de partager des moments enrichissants. A l'époque à nous avons imaginé cette histoire, le covid ne faisait pas encore les gros titres, et le confinement n'existait pas dans nos esprits.
On y parle aussi de la spéculation immobilière…
Delphine Le Lay. Le thème de la spéculation immobilière est un prétexte à aborder les sujets qui nous touchent spécifiquement : la nécessité de faire la fête, de se rencontrer, d'échanger nos points de vue, l'importance de promouvoir l'accès pour tous à la culture, et pas uniquement la culture institutionnelle.
Le but pour nous ici n'est pas de critiquer la spéculation immobilière, mais de sensibiliser aux enjeux de la culture et du lien social dans un monde qui est ce qu'il est, fait d'enjeux essentiellement financiers.
Alexis. Non seulement c'est facile, mais en plus ça existe de longue date. Nous nous sommes d'ailleurs servis d'un morceau de texte d'EDF datant de l'époque de Plogoff (combat anti-nucléaire de la fin des années 70), pour une répartie de M. Lebleiz (promoteur) dans Granit rouge.
La lutte contre les grands projets inutiles est sans fin. Un aéroport ici, un hypermarché là, une centrale là-bas... habituellement dans des espaces naturels qu'il vaudrait mieux préserver. Ou alors des lieux culturels qui défendent la liberté, la rencontre et la solidarité, mis à la porte au profit de projets plus rentables.
Le fonctionnement du capitalisme est d'une facilité déconcertante. Tout le monde le connaît, tout le monde le comprend. Faut-il pour autant se taire et s'en accommoder ?
Avec la crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui, ne pensez-vous pas qu'il y a d'autres urgences ? Comment parler écologie, décroissance ou culture quand des milliers de gens sont en train de perdre leur emploi ?
Delphine. Nous avons appris la décroissance contraints et forcés parce que nous naviguons dans un milieu professionnel peu rémunérateur. Nous avons fait le choix de nous accommoder de nos bas salaires. Et même s'il y a parfois des moments de stress, l'impression d'être pris à la gorge par les rouages du système, la vie est assez douce pour qui s'affranchit de la course à la consommation.
L'écologie et la décroissance sont les portes de sortie d'un monde qui nous maintient dans l'inégalité, l'injustice, et la disparition accélérée de multiples êtres vivants, y compris l'humain.
Ce n'est pas l'augmentation du pouvoir d'achat qui nous aidera à régler l'urgence climatique et les inégalités sociales.
Alexis. Non. Pour le moment, quand on commence à réfléchir à une histoire, on replonge systématiquement dans le besoin d'y mettre du sens, un propos en lien avec nos vies.
Lucien et les mystérieux phénomènes reste bien entendu une fiction. Quel a été le déclic, quelles ont pu être les influences, pour ce personnage, cet univers ?
Delphine. Avec les albums précédents, on craignait de ne concerner que des gens déjà convaincus. On s'est dit qu'il fallait s'adresser à la jeunesse, sensibiliser les personnes qui ne sont pas encore partisanes.
C'est effectivement une fiction, mais beaucoup d'éléments sont réels (T1 : l'homme enterré dans sa demeure sur la falaise, Harry Price, le mode de vie d'Honoré / T.2 L'île Tristan, La Fontenelle, le carnaval de Douarnenez, les micro lieux culturels alternatifs chez l'habitant). Le côté fictionnel sert le propos.
Les influences résident dans les films des années 80 : Les Goonies, E.T., univers qu'on a pu retrouver aussi dans des séries d'aujourd'hui comme Stranger things. On avait envie de raconter une aventure avec une bande de gamins. Et on a voulu mêler ça à une réflexion sur le monde dans lequel on vit.
Plogoff, Ralentir, 100 Maisons... et maintenant Lucien et les mystérieux phénomènes, vos histoires prennent très souvent racine en Bretagne. Pourquoi là, pourquoi pas en Mayenne après tout où vous habitez ?
Alexis. Delphine est originaire de Douarnenez. On va régulièrement en Bretagne. C'est une terre riche en histoire, légende, avec un esprit frondeur dans lequel on se retrouve assez bien, et qui nous semble plutôt bien aller avec nos histoires.
Et puis les lieux que nous connaissons ou traversons en Bretagne nous inspirent. La maison d'Honoré dans le premier tome est inspirée d'une histoire qu'on raconte aux enfants quelque part sur la presqu'île de Crozon. Quant à Granit rouge, Douarnenez, avec l'île Tristan, La Fontenelle, et les multiples occasions de se retrouver pour échanger et faire la fête, était le terreau idéal pour cette histoire.
La Bretagne et plus précisément une île, l’île Tristan. Que vous connaissez ?
Delphine. J'ai grandi à Douarnenez. L'île Tristan était privée. Le jour où elle est devenue accessible au public j'étais inquiète. Je n'ai pas voulu y aller pour ne pas participer à sa dégradation, que je pensais inévitable. Et puis j'aimais qu'elle soit un rocher mystérieux, inaccessible. J'y suis finalement allée pour la première fois pour travailler sur Granit rouge. Et j'ai été rassurée. Elle est magnifique et tout à fait préservée.
Alexis. On a été sensibles à « The end », qu'on a découvert pendant la réalisation de Granit rouge. Cette histoire a fait écho aux sujets qui nous tourmentent et à ce qu'on aimerait faire passer dans nos histoires. On avait aussi été très touchés par l'histoire qu'il avait faite et publiée sur son blog, mettant en scène Titeuf et ses copains plongés dans l'horreur de la guerre. Ca tombait au moment où la question de l'accueil des migrants divisait l'opinion (ce qui n'a pas vraiment changé, mais d'autres sujets occupent le terrain pour le moment). On avait trouvé cette intervention plus que pertinente et tout à fait utile. Une manière habile et efficace de sensibiliser le plus grand nombre à un grand sujet de société.
Et demain ? Les projets ?
Delphine. Nous travaillons en ce moment sur un tome 3 de « Lucien et les mystérieux phénomènes ». Il s'appellera « Sorcière ! » et aura pour sujet de fond le rapport garçon/fille et le féminisme.
Merci Delphine, merci Alexis
Propos recueillis par Eric Guillaud le 25 septembre 2020