Des agriculteurs, militants des Jeunesses Agricoles et de la FNSEA, apprennent à s’exprimer en public, et forcent leur nature souvent taiseuse dans un contexte de fortes critiques du modèle agricole conventionnel qu’ils représentent
On ne compte plus les documentaires consacrés à l’agriculture paysanne, à ses pratiques respectueuses de l’environnement et du vivant, conscientes de la menace climatique, affranchies de l’industrie lucrative du phytosanitaire. Plus rares sont les films qui s’intéressent aux agriculteurs conventionnels, à leur quotidien, à leur vision de leur métier et de leur avenir.
La formation qui chamboule
C’est le grand mérite du film de Juliette Steimer "La Voix des Champs" que de les saisir sans jugement, dans un contexte où leurs personnalités et leurs valeurs s’expriment avec une sensibilité bien éloignée des discours préfabriqués. C’est que la formation que leur syndicat leur a proposée de suivre vient les bousculer, voire les chambouler, comme le reconnaît Laurence, l’une de ces stagiaires, à la tête d’une exploitation en Île-de-France.
Chaque mois, au gré des saisons, ils quittent la ferme où ils vivent et travaillent pour "monter" à Paris, inscrits dans un parcours de formation de prise de parole en public. Le groupe est pris en charge par un comédien, Philippe Carbonneau.
Le premier rendez-vous montre que le chemin à parcourir sera long et compliqué. La respiration qui bloque, la voix qui chevrote, la difficulté à parler debout sans micro ni feuille pour occuper ses mains, rien n’est naturel, il faut tout apprendre. Il y a les séances de jeux qui mettent les corps en mouvement, des chorégraphies auxquelles il faut se prêter et surmonter la peur du ridicule.
Dans le groupe, on rit, mais on est gênés. Faut-il en passer par là pour, comme l’explique Laurence, "apprendre à parler avec des gens haut placés dans les ministères ?"
Le quotidien de l'agriculteur
Ces séquences tournées à Paris dans les salons parquetés aux hauts plafonds moulurés de l’Institut de Formation des Cadres Paysans (IFOCAP) contrastent avec celles tournées dans les exploitations des uns et des autres.
À Matthieu, éleveur en Sarthe, à Samuel qui exerce la même activité en Bourgogne et à Laurence, la réalisatrice a confié un carnet pour y consigner leurs pensées et leurs émotions entre deux sessions de stage.
Dans la nuit qui s’achève au petit matin devant son bol de café, enveloppé d’un silence à peine perturbé par le déplacement furtif d’un chat, Samuel confie combien la reprise de la ferme de ses grands-parents s’apparente à un saut dans le vide.
Son engagement syndical a été tardif, il a bien eu des formations via les Jeunesses Agricoles (JA) mais il doute de sa légitimité à parler au nom des autres. Alors quand Philippe Carbonneau lui demande, comme aux autres, de parler de lui en public, c’est une épreuve.
Parler de soi ? Mais à quoi ça sert ? Je n’aime parler que de mes dossiers professionnels.
SamuelStagiaire
Chez Matthieu, l’éleveur Sarthois, mêmes doutes, même crainte, celle de décevoir. Le jeune homme qui a pris la succession d’une exploitation conduite successivement par son grand-père puis son père, trimballe sur ces épaules le poids écrasant de la transmission.
"Je tais mes émotions, je garde pour moi. Je suis conscient qu’il faut savoir dire les choses, mais j’ai l’impression que les gens me jugent mal et me prennent pour quelqu’un que je ne suis pas. J’ai peur de la moquerie" admet-il, "la première session a été difficile pour moi."
Chez Laurence, qui s’est installée à 36 ans après des études en droit rural et en économie agricole, le doute semble en apparence moins présent. Énergique, elle s’abrite derrière un discours bien rodé valorisant l’agriculture productiviste et technologique à laquelle elle croit, et dénigrant une écologie qu’elle juge "punitive".
La succession des sessions de stage va pourtant fissurer cette assurance de façade. "C’est un métier formidable de produire pour nourrir, on entretient le paysage" assène l’agricultrice droite dans ses bottes, "mais à quel prix ? Des fois, je me dis, j'envoie tout balader, je me prends un boulot et j’arrête de me prendre la tête."
Le renversement des rôles
Apprendre à parler aux autres, passe par se rencontrer soi-même et réveiller quelques fêlures : une réalité que n’avait pas vue venir celle qui se rappelle avoir entrepris cette formation pour "performer avec [son] côté working girl."
Le documentaire de Juliette Steimer connaît son moment d’anthologie quand l’exercice proposé par Philippe Carbonneau met en situation les stagiaires à tour de rôle devant un public hostile joué par le reste du groupe. Leur mission : entamer un dialogue et développer leurs arguments sur des thèmes aussi clivants que le bien-fondé des mégabassines ou l’usage de produits phytosanitaires.
On assiste alors à un renversement troublant . Alors que les uns tentent de reprendre la main face à une assemblée devenue vindicative, les autres les vilipendent dans une parfaite maîtrise des arguments portés par ceux qui sont leurs opposants dans la vraie vie. On fait semblant bien sûr, mais quand même, il ressort de ce joyeux défouloir l’impression que la dynamique du discours appartient désormais à l’autre camp.
Comme le regrette Laurence, "on n’est pas bons en communication" sur ces sujets-là. Cette formation de prise de parole en public leur aura permis de s’initier à l’art du verbe. Une compétence assurément utile dans les Ministères, et plus encore pour s’adresser à une opinion de plus en plus acquise à l’idée d’un nécessaire changement du modèle agricole français.
« La Voix des Champs » un documentaire de Juliette Steimer
Une coproduction Wendigo Films – France 3 Pays de la Loire
Diffusion jeudi 23 novembre à 22 h 50
Rediffusions à 9 h 10 vendredi 23 et mardi 28 novembre
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