Un enregistrement, que France 3 Côte d'Azur a pu consulter, brise le huis clos de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Révélations autour d'un entretien entre un agent de l'Etat et une jeune femme en demande d'asile.
"Les mots me manquent quand je veux parler", balbutie Rose (*). La jeune femme bredouille quelque chose au sujet d'un AVC, mais les syllabes se bousculent dans sa bouche. "Je... ça... ça..." L'officier de protection l'interrompt : "Bon, écoutez, vous inquiétez pas."
Ce 2 mai 2022, Rose a quitté Nice, où elle réside, pour être entendue à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) dans le cadre de sa demande d'asile. Cette femme de 28 ans est alors enceinte de huit mois.
Comme le veut la loi, cet entretien avec l'agent de l'Ofpra est enregistré : il dure tout juste 50 minutes. Le premier quart d'heure est consacré au parcours migratoire de Rose. Partie du Cameroun, elle rejoint la Côte d'Ivoire, puis remonte vers le Niger et enfin la Libye, où elle demeure pendant trois ans.
Puis vient l’examen des motifs de la demande d'asile déposée par Rose, qui raconte avoir "fui un mariage forcé" au Cameroun. Mais la jeune femme peine à formuler une phrase complète, elle ne comprend pas toujours les questions et répond souvent à côté.
Les séquelles d'un AVC pris en charge tardivement
Il faut dire que Rose souffre de "troubles la parole" depuis l'accident vasculaire cérébral qu’elle a subi en 2019, tandis qu'elle se trouvait en Libye, comme l’atteste un certificat médical du CHU de Nice que nous avons pu consulter. Cet AVC lui a laissé d'autant plus de séquelles, que Rose n'a pas pu être traitée jusqu'à son arrivée en France en décembre 2020. La particulière fragilité de cette femme est d’ailleurs précisée dans son formulaire d’asile : "Madame éprouve des difficultés à parler et à comprendre. Elle a besoin de temps et ne saisit pas toujours la teneur des propos, des suites de son AVC."
L’officier de protection n'y prête pas attention. Il pousse des soupirs, s’agace et frappe même du poing sur la table. Après une demi-heure d'entretien, Rose montre un signe de défaillance. "Ça va ?" lui demande l'agent. La jeune femme répond dans un souffle : "Oui... ça va."
"Vous êtes sûre ? Vous allez pas accoucher ici ?" glisse-t-il, un sourire dans la voix, avant de lui promettre : "Ça va bientôt être fini."
Mais ce n'est que le début. L'entretien vire à l'interrogatoire. L'officier de protection perd patience : il hausse le ton, s’emporte par moments et ne cesse de couper son interlocutrice, même quand l’échange porte sur les potentielles violences conjugales, physiques et sexuelles, que l'ex-mari de Rose lui aurait fait subir au Cameroun.
"Je sais pas comment je peux dire ça…"
L'agent soupire, visiblement agacé après 40 minutes d’entretien : "Comment s’est passée la vie conjugale ? Pendant quatre mois ça s’est bien passé ?" l'interroge-t-il.
"Ça s'est... Quand il me dit…" bégaie Rose. L’officier l'interrompt d'un ton tranchant : "Ça s’est bien passé ou pas Madame ?" Elle lui répond d'une voix lasse : "Non ça ne s’est pas bien passé."
Il enchaîne, toujours plus irrité par les hésitations de son interlocutrice : "Alors qu’est ce qui s’est passé ?" La jeune femme reprend : "Bon... C’est moi... faisais tout le ménage…"
L'officier la coupe :
- Écoutez, je vous demande s’il vous a persécutée.
- Oui il m’a persécu…
- Alors qu’est-ce qu’il vous a fait ?
- Il m’a persécuté... par exemple il m’a…
Il l'interrompt à nouveau : "Qu’est-ce qu’il vous a fait ?" Rose reprend son souffle et tente de formuler une phrase : "Il m’a dit que…" Mais l'agent revient à la charge : "Non non, il ne vous a pas dit. Qu’est-ce qu’il vous a fait ?"
Douze longues secondes s’écoulent, avant que Rose ne bredouille : "Parce que… Je sais pas comment je peux dire ça…" De nouveau, une dizaine de secondes passe avant qu'elle ne trouve par quel bout prendre son récit : "Bon... Quand j’étais là-bas, chez lui, je... je devais faire tout le ménage…"
L’officier la coupe : "Oui, d’accord, le ménage, OK. Mais c’est pas une persécution Madame de faire le ménage, alors ? Vous avez été persécutée ou pas Madame ?" Rose parvient à ânonner quelques mots : "Moi, ce que j’essaye… que... que j’ai été persécutée…" Mais l'agent perd à nouveau patience :
- Alors qu’est-ce qu’il vous a fait ? Il vous a maltraitée ?
- Oui, il m’a maltraitée d’abord, il m’a…
- Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ?
- Il m’a maltraitée… Ce que je veux dire…
L'agent l'arrête net : "Bon, c’est bon." Il lit à voix haute les déclarations qu’il consigne : "Il m’a persécutée, il m’a maltraitée." Puis reprend son interrogatoire en martelant les touches de son clavier :
- Alors, comment il vous a maltraitée ?
- Bon… Pa... Ba... Parce que quand j’ai…
L’agent la coupe sans qu'elle n'ait pu se délivrer du bégaiement qui entame chacune de ses phrases :
- Vous avez eu des rapports sexuels avec lui ?
- Oui.
- Bon, alors, ça s’est bien passé, ça s’est pas bien passé ?
- Ça s’est pas bien passé parce que... je... c’est lui qui voulait…
L’officier l'interrompt et s’exclame : "Voilà ! Il vous a forcée à coucher. C’est ça qu’il fallait dire." Avant de consigner, à voix haute, ces mots qui ne sont pas ceux de Rose, mais les siens : "Il m'a forcée à avoir des relations sexuelles."
Puis, sans accorder une seconde de plus à ce qui pourrait relever - en droit français - d’un viol conjugal, l’agent enchaîne : "Bien ! Alors, quand et comment vous êtes partie du domicile ?"
"Vous auriez pas dû venir, vous vous rendez compte ?"
De ces deux minutes d'interrogatoire, ponctuées de onze interruptions de la part de l'office de protection de l'Ofpra, ne subsisteront que deux phrases dans le rapport final : "Cela ne s'est pas bien passé. [Mon ex-conjoint] m'a maltraitée. [...] Il m'a forcé à avoir des relations sexuelles."
S'ensuit une minute d'entretien sur le même ton fermé, dans le fracas des touches de clavier. Les questions s'enchaînent. Rose ne parvient toujours pas à formuler une phrase sans être interrompue, quand l’officier décide soudain de précipiter l’entretien "parce que je vois que ça va pas trop", précise-t-il.
"Vous allez demander une ambulance, hein ? Là, ça ne va pas, Madame. Vous auriez pas dû venir, vous vous rendez compte ?", lui demande-t-il deux minutes plus tard, presque outré, avant de lâcher dans un soupir : "Rha… C’est pas vrai… " Et d’assurer : "On vous aurait reconvoquée."
Rose n’a jamais été convoquée de nouveau, et ce, malgré cet échange réalisé à quelques semaines de son accouchement.
Sa demande d'asile a été rejetée au motif que ses déclarations "n'ont pas permis d'établir les faits allégués et les craintes énoncées en cas de retour".
"Tout d'abord l'intéressée a décrit de façon assez peu personnalisée et peu spontanée le profil de l'homme qu'elle était contrainte d'épouser, se cantonnant à fournir quelques informations liminaires à son sujet, estime l’office. Ensuite, elle a décrit de façon sommaire et convenue les violences conjugales dont elle a fait l'objet sans contextualisation, sans éléments circonstanciés et sans détails tangibles. Enfin, elle a évoqué de façon brève et peu précise la façon dont elle a fui le domicile conjugal, sans description concrète."
Un entretien "contraire à la dignité humaine"
Le conseil de Rose, Me Pauline Soubié-Ninet, dénonce la "violence institutionnelle" subie, selon elle, par sa cliente durant cet entretien à l'Ofpra. L'avocate insiste sur "le parcours traumatique" de Rose, qui raconte avoir été réduite "en esclavage" par un homme "polygame", dont "elle était la quatrième épouse".
"Cet entretien est contraire à la dignité humaine et au respect d'autrui, qui sont des pierres angulaires de notre État de droit et qui doivent guider les actions des personnes qui le représentent", conclut Me Soubié-Ninet, qui a saisi la Cour nationale du droit d'asile pour faire réexaminer la demande de Rose.
"On connait l'importance du récit pour les demandeurs d'asile qui, la plupart du temps, n'ont pas de preuves matérielles de leur vécu. L'audition par l'Ofpra devait justement favoriser la verbalisation", plaide-t-elle.
Contacté, le directeur général de l'Ofpra, Julien Boucher, estime que l'office est "particulièrement attentif à la bonne prise en compte de la vulnérabilité des demandeurs d’asile et a beaucoup développé son expertise en la matière". L'office souligne que "de nombreuses protections sont ainsi accordées, chaque année, à des fillettes menacées d’excision ou encore à des femmes fuyant un mariage forcé ou des violences conjugales".
Mais, l'institution admet qu'il "peut y avoir, à l’échelle d’un établissement comme l’Ofpra et des très nombreux entretiens qui y sont réalisés chaque année (pour mémoire, environ 113 000 personnes ont été convoquées à un entretien en 2021), des manquements à ces bonnes pratiques."
Tout en rappelant que l'office a "pour ligne de conduite de ne pas confirmer ou infirmer publiquement l’existence même d’une demande d’asile et, a fortiori, de ne pas communiquer sur les modalités de traitement" de celle-ci, Julien Boucher conclut : "Si un entretien s’est déroulé dans les conditions que vous décrivez, qui ne sont nullement représentatives de la pratique de l’Office, je le regrette profondément ; une telle façon de procéder n’est pas admissible et toutes les conséquences devraient en être tirées."
Dans le récit que Rose a livré à l'association de Nice, qui l'héberge depuis son arrivée sur le territoire français, la jeune femme déclare : "La France s'est occupée de moi quand je n'avais plus l'espoir de vivre. Jusqu'à aujourd'hui, l'hôpital s'occupe de moi. Mes mots sont bloqués, c'est trop fort au niveau des émotions. Je parle mieux qu'avant. Je m'exprime mieux qu'avant."
Son recours devrait être examiné dans les prochains mois.
(*) Les prénoms ont été modifiés.