Elisabeth Borne a présenté mardi son projet de réforme visant à reculer l'âge légal de départ à la retraite. Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, professeur des universités à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence analyse ce débat clivant dans le pays.
La Première ministre a dévoilé mardi 10 janvier à 17h30 les grandes lignes de sa réforme du système des retraites, dont le texte sera présenté le 23 janvier en Conseil des ministres. Il s'agit de la 6e réforme en 30 ans. Selon le gouvernement, l'objectif est d'équilibrer un système en déficit chronique.
Ces dernières semaines, les débats se sont cristallisés sur le report de l'âge minimal de départ en retraite, aujourd'hui fixé à 62 ans pour toutes les personnes nées après 1955. Pour le sociologue philosophe aixois Raphaël Liogier, qui publie en mars "Chaos" aux éditions Les Liens qui libèrent, on ne peut pas aborder de manière juste cette réflexion sur le départ à la retraite sans repenser globalement ce qu'est aujourd'hui le travail dans notre société.
France 3 Paca : En France, l’âge légal de départ à la retraite est l’un des plus bas d’Europe, pourquoi toute tentative de le repousser passe-t-elle plus mal qu’ailleurs ?
Raphaël Liogier : En France, on a des faux débats. En réalité, la question ce n'est pas l'âge de la retraite, car ce sera toujours pour certains trop tôt et ce sera toujours trop tard pour d'autres. Si c'est faire un métier pénible ce sera toujours trop tard, mais par exemple pour nous professeurs d'université, ce sera toujours trop tôt. On a le sentiment au contraire d'être exclus.
L'idée de la retraite pour tous avec un âge spécifique général pour la retraite, c'était pour exclure le moins de gens possible justement et comme aujourd'hui les situations sont de plus en plus diverses, le vrai débat ne devrait pas porter sur l'âge mais pour qui.
Le problème c'est qu'à la fois du côté du gouvernement et du côté des partenaires sociaux, le débat ne semble pas porter sur le bon sujet.
Les Français ne veulent pas travailler plus longtemps, est-ce pas parce que le travail est source de stress et qu'ils craignent de ne pas pouvoir profiter de leur retraite en pleine forme ?
Ce que je crois et que j'avais écrit dans "Sans emploi", le problème aujourd'hui c'est surtout qu'il y a une inadaptation entre les désirs individuels d'action - de faire un certain nombre de choses - et le travail qui est proposé, c'est-à-dire que les individus cherchent aujourd'hui à s'épanouir dans leur travail et l'offre d'emplois ne correspond pas.
Ce n'est pas une question de "pas assez de travail" ou ""trop de travail, c'est quel travail.
Raphaël Liogier, sociologueà France 3 Paca
Tout le monde veut avoir un travail épanouissant, et tout le monde se précipitent vers les mêmes niches, sauf qu'il n'y a pas assez de places pour tout le monde, donc c'est tout le système qui est à repenser. Ce n'est pas une question quantitative de longueur du temps de travail ou du nombre d'années de travail, c'est quoi et comment ?
Ce qu'on remarque aujourd'hui, c'est que ceux qui veulent être à la retraite plus vite, ce n'est pas pour ne rien faire. Ils veulent être à la retraite plus vite, pour faire enfin ce qu'ils voulaient faire. Ils veulent être des retraités actifs, voir souvent hyperactifs, et en le faisant pour la première fois de leur vie, ils vont non seulement s'épanouir, parce qu'ils vont faire quelque chose sans avoir cette espèce de contrainte entreprenariale dans laquelle, ils étaient pris et dont ils sont enfin sortis. En réalité, ils vont profiter à la société beaucoup plus que ce n'était le cas quand ils étaient enfermés dans ce que j'appelle "l'encasernement laborieux", un travail qui ne leur plaisait pas qu'ils effectuaient en traînant des jambes et en étant très peu productifs.
Vouloir faire travailler les Français plus longtemps alors que plus de la moitié des plus de 50 ans sont sans emploi, est-ce la bonne priorité ?
On nous dit que reculer l'âge de la retraite c'est inégalitaire, mais ce qui est inégalitaire et ce qui est injuste c'est qu'il y a un certain nombre de gens qui sont exclus. Normalement, le droit du travail empêche au maximum l'exclusion. Mais aujourd'hui il y a des gens qui sont mis "à la retraite anticipée" et qui se sentent exclus, ces gens qui ont une cinquantaine d'années, considérés comme pas assez productifs, et qui n'intéressent plus personne parce qu'ils sont trop près de l'âge de la retraite légale.
On est arrivés à un point aujourd'hui d'achèvement de cette distinction absolue économique et sociale, entre libéral d'un côté et social de l'autre, il faut libéraliser, au sens de fluidifier les choses, c'est-à-dire les adapter aux différentes situations et cela permettrait d'être plus juste au cas par cas.
Ce n'est plus possible de dire l'âge de la retraite c'est cet âge-là, uniformisé de cette manière et le droit du travail c'est comme ça pour tout le monde... Ce n'est plus possible de fonctionner comme ça, c'est une politique qui va dans le mur quelle que soit la famille politique qui la met en œuvre.
Selon vous, comment faudrait-il mener cette réflexion sur la réforme du système ?
Il faut une réflexion générale sur qu'est ce que c'est que le travail aujourd'hui dans la société, compte tenu du développement d'internet, de l'explosion de l'espace-temps de travail, des gens qui travaillent chez eux, des réunions qui se font par zoom - ça a été accéléré par la crise du coronavirus mais c'était déjà en germe - compte tenu du fait que les gens vivent plus vieux, et en meilleure santé, et qu'il faut payer les cotisations des gens qui vivent plus vieux... tout ça doit être repensé dans sa totalité, pas de façon parcellaire en fonction d'intérêts catégoriels des uns et des autres.
La réalité, c'est que le système comptablement ne peut pas tenir de cette manière-là, mais il ne peut pas tenir non plus subjectivement, parce que c'est une question de désir, les gens ne veulent plus vivre de cette manière-là.
Donc, il faut une réflexion sur le sens de l'activité en générale.
On ne peut pas échapper à une libéralisation du droit du travail parce qu'il y a certaines mesures qui étaient jusque-là protectrices qui sont aujourd'hui discriminatrices.
Raphaël Liogier, sociologueà France 3 Paca
De la même manière, l'âge de la retraite uniforme pour tout le monde, il était jadis source par son égalisation de plus grande justice. Aujourd'hui, en raison de son égalisation justement parce qu'il y a trop de différences entre les professions, il est source de discrimination, il faut donc le repenser dans sa totalité.
On est dans une société dépressive, parce que les gens ne font pas ce qu'ils voudraient faire. Quand on ne fait pas ce qu'on veut faire, qu'on perçoit sa vie professionnelle comme un tunnel, je comprends qu'on veuille s'arrêter le plus vite possible mais ce n'est pas le cas de tout le monde.