Pour une partie des Marseillaises et Marseillais, Ghani était une figure de la ville. Et son restaurant culturel indéfinissable, le "Blé d'Art", un lieu de vie, un point de repère. Ce réfugié algérien, Marseillais par adoption, s'est éteint. Des veillées et une cagnotte ont été organisées en la mémoire de cet homme que beaucoup définissent comme sage, révolutionnaire et foncièrement bon.
Derrière le fait divers, un visage, un lieu, une histoire, une famille. Lundi 10 juillet, Ghani Smahi est mort percuté par un bus après avoir perdu le contrôle de sa trottinette, sur le cours Lieutaud, à Marseille. Il s'est éteint à quelques mètres du Blé d'Art, le lieu qu'il avait créé, deux ans plus tôt. Un point de chute que beaucoup connaissaient, rue des Trois Mages. Quelques mètres carrés étroits dans une rue en pente. Un restaurant, un refuge d'artistes, un lieu de concerts... "Un petit coin indéfinissable", décrit Karen, habituée du lieu, amie de Ghani. Une parmi tant d'autres.
"J'ai rencontré Ghani il y a un an quasiment jour pour jour, témoigne-t-elle. Attirée, comme tous, par la déco du "Blé d'Art", d'abord. Faite de récupération d'objets aux histoires passionnantes, repeints en bleu, blanc et or. Et puis, par ce jeu de mot, tellement bien trouvé. Ensuite, on est frappé par la musique, du raï souvent. Enfin, par les odeurs de sa généreuse cuisine. Alors, nous sommes entrées."
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Syphax a lui aussi, un peu par hasard, atterri dans ce petit restaurant du centre-ville, près du cours Julien. "Je suis entré en mars dernier au Blé d'Art. Je n'ai raté aucun soir chez Ghani depuis. C'était comme si c'était notre maison à tous, une famille."
"Tout est spontané au Blé d'Art, rien n'est prévu, raconte Momo, meilleur ami de Ghani depuis 25 ans. Tout se fait à l'improviste, sauf les sandwichs, quand même. On est surpris tous les jours. C'est la magie du lieu". Selon les mots de ses proches, Ghani se donnait corps et âme pour son restaurant culturel, quitte à ne pas beaucoup se reposer. "C'était son bébé", confirment Momo et Syphax.
Souvent, une dizaine de musiciens maghrébins, algériens principalement, prenaient un tabouret pour s'installer devant le Blé d'Art et jouer des morceaux toute la nuit. C'est le cas de Babylone par exemple, le "Beyoncé algérien", connu pour son tube, "Zina".
"C'est un lieu où tu arrives, tu trouves un artiste super connu. C'est fou", décrit Syphax. Arrivé à Marseille en 2022, sans connaître personne, Syphax a depuis tissé de nombreux liens, grâce au Blé d'Art. "A chaque fois qu'il y avait des nouvelles personnes qui arrivaient et que j'étais avec Ghani, il me présentait, décrivait tout ce que je faisais dans un long monologue. Il nous donnait un telle importance, à tous. Il n'y a personne qui me donne autant d'importance, à part mon père".
"La première fois que des amis m’ont amené là-bas, on a mangé, mais nous n'avions que notre carte bleue. Il nous a fait confiance. Je suis revenu tous les jours, jusqu'à 23h30, même en hiver. Et si je ne passais pas, il m'envoyait un message 'C'est bizarre, t'es pas passé'", se remémore Syphax.
"Ghani, c'est le seul gars qui demande le prénom de son client. Il demande : 'Tu viens d'où ?', 'Raconte-moi ton histoire'... Il met tout le monde à l'aise", complète son meilleur ami. Momo a rencontré Ghani en 1998, à son arrivée en France. Il vit à Paris mais descend régulièrement à Marseille, chez Ghani, au Blé d'Art. L'émotion est encore très forte, cinq jours après l'accident. Il veut parler de sa générosité, de son honnêteté, sa joie de vivre, sa bonne humeur, sa simplicité. "Il aimait tout le monde, tout le monde était le bienvenu au Blé d'Art, quelle que soit sa religion, sa couleur. Lui comme moi, on aime l'échange de cultures, d'histoires. Apprendre des langues étrangères."
"Je ne suis pas un homme d'affaires, je viens du désert"
Ces vers, que Ghani déclamaient souvent dans l'un des slams dont il est l'auteur, qualifient bien ce personnage. Haut, en couleur d'abord : Ghani vivait sa vie en bleu, la couleur des Touaregs, en blanc, la couleur de la paix et en or, la couleur de ce qui a été pillé pendant des années aux populations africaines. Haut en spiritualité ensuite : Ghani était un homme bienveillant, sage, qui prêchait la tolérance, l'amour, la justice et la sérénité. Haut dans le ciel désormais, le paradis sous ses pieds.
Il venait de la porte du désert en Algérie, Aïn Sefra, d'où il est parti il y a presque trente ans pour trouver refuge d'abord à Paris puis à Marseille, en tant que réfugié. "Parce que Ghani est un homme juste, militant, engagé", souligne Karen.
Les hommages se multiplient depuis lundi, devant son Blé d'Art, mais aussi sur les réseaux sociaux. Comme celui de Sonia, amie et grande fidèle du Blé d'Art.
"Tu étais un blédard avec des combats chevillés au corps. Parti il y a 25 ans de l’Algérie où tu commençais à suffoquer. Blédard n’était pas un gros mot pour toi. Tu t’es approprié ce terme. Tu en as fait une fierté, écrit-elle sur les réseaux sociaux. À Marseille, tu étais un phare. (...) Grâce à toi, j’ai été plongée dans un univers sonore qui nous transportait tous. Chaque son dépeignait ton humeur. Du raï, beaucoup de raï ou la bande son de l’exil, de ton histoire aussi."
"L'homme le plus riche du monde"
"Ghani, tout le monde le connaissait, exprime Karen. On me l'avait recommandé plus d'une fois. Impossible de ne pas s'attacher à un tel personnage. À son caractère, ses valeurs, sa bonne humeur et son histoire. Ghani est un artiste : culinaire, musicien, poète, peintre, jardinier. Il touche à tout et il touche bien. Simplicité et révolte."
Ghani roulait à trottinette tous les jours, une trottinette peinte à la bombe, en quelles couleurs, à votre avis ? Pour venir de chez lui au Blé d'Art. Puis pour aller au marché à Noailles acheter des fruits et légumes et ensuite retourner cuisiner dans ses "rice cooker" différentes recettes. Sa carte : l'"Alger t'as rien", le "Manini" (la version féminine du Panini), et d'autres jeux de mots. Il avait l'habitude de dire "Ici, on est satisfait ou pas remboursé".
"L'argent, ce n'était pas son truc. Il ne se nourrissait pas de ça. Il n'était pas marié, 'moi j'aime tout le monde', avait-il l'habitude de dire", poursuit Momo. "Ghani pouvait se mettre dans la merde pour aider quelqu'un. Il n'a jamais voulu de mal à quiconque", assure son ami.
Un autre souvenir de Karen : "Chaque fois que je lui demandais comment il allait, il disait : 'Je suis en vie, je ne fais de mal à personne donc tout va bien. Chaque nouvelle journée est un bonus'".
Il y a un mois, le réalisateur Ahmed Gamouda tournait une vidéo sur Ghani, "L'homme le plus riche du monde". Une vidéo qui résonne comme un hommage, comme un adieu. Dans ce reportage Ghani a cette phrase : "La richesse, c’est quand tu as la conscience tranquille, quand t’arrives à dormir. Quand tu n’as pas fait de mal à d’autres gens."
"J'ai amené ma mère, certains de mes neveux et nièces et sept de mes sœurs"
"Rarement dans ma vie, je n'ai rencontré d'homme aussi foncièrement bon, humain et gentil, décrit Karen. Il était Amour. Il n'était pas un business man, il vivait vraiment d'amour, de cuisine, de plages, mais surtout, de musiques et discussions jusque tard dans la nuit. Dès notre première rencontre, je me suis dit que je devais le présenter à mon entourage parce que je me sentais chanceuse de le connaître. J'ai amené ma mère, certains de mes neveux et nièces et sept de mes sœurs".
Arrivée devant le Blé d'Art, je n'avais plus qu'à attendre que la magie opère. Les blagues sous forme de jeux de mot de Ghani surprennent, font rire et emportent. C'était un poète, enfantin et attachant.
Karen
"L'une de mes sœurs, en burn out à l'époque où je lui ai présenté, a passé la nuit à discuter avec lui. Le lendemain, elle m'a dit : 'Ghani est mon modèle de vie. Je voudrais vivre comme lui : de rien, et être heureuse'".
Syphax rejoint le témoignage de Karen, de tous ceux qui l'ont connu : "A chaque fois que j'amenais un ami au Blé d'Art, celui-ci était complètement ébloui par Ghani".
L'Algérie bientôt retrouvée
Ghani ne pouvait pas rentrer en Algérie. Il en parlait pourtant souvent. Une terre aimée, terre détestée. "A chaque fois que je partais au bled, j’allais voir Ghani pour lui dire. Il me disait 'ramène-moi de la terre, pour la sentir'. Je lui ramenais toujours de l’huile d’olive, se rappelle Syphax. Ça faisait très, très mal car lui, qui ne pouvait pas rentrer. Dans ses poèmes, il l’exprimait à chaque fois. C’est comme s'il était attaché à cette terre mais qu'il la détestait aussi, pour tout ce qu’elle lui avait fait, ne pas voir sa famille pendant 27 ans".
C’était son souhait d’être enterré en Algérie. Il nous disait : 'Faites tout pour me ramener chez moi'.
Syphax
Une cagnotte a été lancée pour permettre de rapatrier son corps, et aider sa famille. Comme l'explique Billel, son ami musicien et producteur, membre important de l'équipe du Blé d'Art : "Cette cagnotte vise à couvrir les frais de rapatriement de Ghani et à soutenir sa famille en Algérie. Les charges financières auxquelles ils font face sont lourdes et dépassent leurs moyens actuels."
"Ghani a été un véritable catalyseur pour les artistes locaux et les rêveurs, faisant de Blé d'Art un lieu emblématique à Marseille, poursuit-il. Participer à cette cagnotte, c'est rendre hommage à Ghani et perpétuer son héritage, tout en apportant un soutien concret à sa famille."
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Permettre à Ghani d'être enterré en Algérie, une mission que Momo a prise très à cœur. "Il aurait fait la même chose pour moi. Ce n'était pas facile, mais on a réussi. Ghani rentre en Algérie mardi". Momo n'arrive pas à parler de Ghani au passé. "Il me manquera à jamais".
Veillées et hommages à Ghani
Devant le Blé d'Art, des bougies sont allumées tous les soirs. De la musique, des paroles, entre tous ceux qui l'aimaient, qu'il aimait. Mercredi, ses amis ont préparé un couscous pour tous.
"La rue est pleine, à l'image de tout l'amour qu'il nous a apporté et qu'on lui rend", relate Karen, présente aux veillées, et qui a pu parler avec ses proches. Les phrases mythiques de Ghani ont été écrites sur le mur, devant le Blé d'Art.
Au Blé d'Art, l'âme de Ghani ne quitte pas les lieux. "Je ressens sa présence, je vois ses gestes, sa façon de fumer sa cigarette, regarder la rue, à droite à gauche. J'entends ses jeux de mots. Ses mots, sa voix", confie Syphax.
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Que deviendra le Blé d'Art ? "L'abandonner, c'est impossible à imaginer, et le voir sans Ghani, c'est aussi très dur". Une chose est sûre, Syphax ne pourra plus jamais passer dans cette rue si le Blé d'Art vient à fermer définitivement.
Les proches de Ghani imaginent peut-être un projet caritatif. "Un lieu avec le même esprit, où l'on mélangera tout, des soirées musicales, tous ensemble". Une seconde vie, pour ces quelques mètres carrés, bleu, blanc, or.