Ils ont enfin une date de réouverture, le 19 mai. Monuments et musées pourront de nouveau accueillir des visiteurs. Un soulagement pour les lieux culturels qui avaient programmé des expositions "événement". A Bourg-en-Bresse, le Monastère Royal de Brou va présenter les oeuvres de Suzanne Valadon.
Ce dimanche 2 mai, certains amateurs d'art ont eu la chance de visiter l'exposition "Suzanne Valadon et ses contemporaines", actuellement au Monastère Royal de Brou. Une médiatrice culturelle leur était réservée. Pas de panique, les gestes barrières ont bien été respectés, le monument historique ne s'est pas placé dans l'illégalité, la visite étant... virtuelle.
Comme le parcours a été numérisé, le public peut suivre une déambulation. Les guides, comme Cindy Manon, se sont entraînés pour "trouver le rythme" d'une visite à distance, prendre le temps d'expliquer les oeuvres et donner suffisamment d'infos sur l'artiste, sans noyer des internautes dont on ne mesure pas l'attention.
"Lorsqu'on a fait les premiers tests, j'avais tendance à avoir peur des 'blancs', je parlais tout le temps, chose que je ne fais pas d'habitude, explique Cindy. Quand on est seule face à un écran avec un casque sur les oreilles, on a la peur du vide. Il a donc fallu apprendre à me taire pour que les gens prennent le temps d'observer, comme en vrai."
Une nouvelle visite virtuelle commentée est programmée le 9 mai.
"En attendant, on espère vous accueillir dès le 19 mai à Bourg-en-Bresse pour voir l'expo en vrai. A bientôt", lance Cindy Manon dans un sourire, avant de raccrocher son casque.
Evidemment, l'annonce du déconfinement est vécue comme un soulagement. La présence d'une oeuvre devant soi est irremplaçable. L'émotion dégagée par l'art passe mal en informatique. "Je plains nos collègues de Limoges qui, eux, n'ont pu que faire des visites virtuelles", ajoute la guide qui table maintenant sur la réouverture pour partager, en présentiel, ses découvertes sur l'autodidacte Suzanne Valadon.
Partenaire de cet hommage pictural, le musée des Beaux Arts de Limoges n'a jamais pu montrer les oeuvres. La fermeture des lieux culturels, en octobre, a stoppé net la rencontre avec le public. A Bourg-en-Bresse, quand les tableaux sont arrivés en février, on a aussi craint le pire. "Et dire qu'on avait déjà décalé d'une année", soupire Magali Briat-Philippe, la commissaire de l'exposition.
On aurait dû ouvrir de mi-mars à fin juin, et finalemnt on va ouvrir fin mai. Au moins on ouvre ! On va à présent négocier pour prolonger cet été mais on sait déjà que toutes les oeuvres ne seront pas disponibles.
Maintenant, on sait que Suzanne, -l'avant-gardiste-, sera rapidement déconfinée. Il aurait été dommage de passer à côté et de ne pas découvrir non plus les oeuvres de ses contemporaines de Camille Claudel à Marie Laurencin, en passant par Séraphine de Senlis ou Tamara de Lempicka.
Suzanne Valadon, une peintre libérée et libre
Présentation de Suzanne Valadon à travers l'interview de Magali Briat-Philippe, commissaire de l'exposition.
Qui était-elle ?
Valadon n'était absolument pas destinée à devenir une grande artiste puisqu'elle était de condition très modeste. C'était la fille naturelle d'une lingère du Limousin qui avait émigré sur la butte Montmartre, pour échapper au qu'en-dira-t-on et à la misère.
Par hasard, Suzanne rencontre le peintre Puvis de Chavannes, elle devient son modèle. De fil en aiguille, elle devient également le modèle de Renoir et de Toulouse-Lautrec, avec lesquels elle a des liaisons. A leurs côtés, elle va apprendre à regarder et à dessiner. Encouragée par Degas, elle deviendra, elle aussi, une artiste et une artiste extrêmement audacieuse, à l'image de la vie très libre qu'elle menait. Elle fera scandale avec des nus féminins mais aussi masculins. Pour un Adam et Ève, elle n'hésitera pas à se représenter nue avec son amant, plus jeune qu'elle de 20 ans. Quoiqu'il arrive, elle trace son chemin, avec la reconnaissance et l'appui de grands artistes.
Aujourd'hui, elle est encore trop souvent associée à son fils, Maurice Utrillo, et à son conjoint, André Utter. L'idée de cette expositon, c'était donc de déporter le regard et de montrer le travail de Valadon et d'autres talents féminins de la fin du XIXe et du début XXe.
Il fallait avoir un sacré caractère pour s'imposer à l'époque ?
Il y a toujours eu des artistes femmes, et ce depuis l'Antiquité. D'ailleurs, Pline l'Ancien rapporte que la peinture aurait été inventée par l'une d'entre elles, la fille du potier de Corinthe, Dibutade qui représente son amant en repassant son ombre. Mais effectivement, il y a une sorte d'amnésie de l'histoire de l'art et on les a retenues surtout comme étant les filles de ou les sœurs de, les épouses de ou les muses de, et donc très rares sont celles qui sont passées à la postérité.
Il y a une petite parenthèse enchantée entre 1780 et 1830, période à laquelle est consacrée l'exposition actuellement au Palais du Luxembourg à Paris. Et c'est une période qui est très bien représentée aussi dans les collections permanentes de Bourg-en-Bresse. Mais ensuite, effectivement, il faut attendre l'âge moderne et la fin du XIXe siècle, avec les premières luttes féministes, pour que les femmes s'organisent pour conquérir les mêmes droits, les mêmes accès à la formation, par exemple à l'école nationale des beaux-arts ou au prix de Rome. Avant cela, les femmes étaient acceptées en tant qu'imitatrices, en tant que reproductrices, mais pas en tant que créatrices. Ces femmes de la génération de Valadon, de Camille Claudel, vont donc montrer qu'elles peuvent inventer des formes nouvelles et participer aux avant-gardes.
Pourquoi ça a marché pour Suzanne Valadon ?
En fait, elle s'inscrit dans un mouvement social beaucoup plus large. Dans les années 1880, la féministe Hubertine Auclert fait entendre sa voix. C'est aussi la création de l'Union des femmes peintres et sculpteurs, qui vise justement à les rendre plus visibles. Il y a les premières expositions qui leur sont consacrées.
Et puis, on mesure une transformation sociale plus profonde. Une femme comme Valadon, issue d'un milieu extrêmement modeste, n'aurait absolument pas pu devenir artiste un siècle auparavant. Seules les femmes issues de familles d'artistes pouvaient accéder à la formation. Ensuite, au XIXe siècle, on a des femmes de bonne famille qui peuvent se former dans des ateliers privés. Mais, généralement, c'est plus un passe-temps qu'une véritable profession.
Les artistes autodidactes vont finalement trouver leur place. A cette époque, il y a beaucoup d'immigrées qui arrivent et qui vont bouleverser totalement les académismes et la façon traditionnelle de faire de l'art.
Le contexte était favorable ou il a fallu pousser des coudes ?
Le contexte juridique reste évidemment très difficile puisqu'il faudra attendre 1965 pour que les femmes ne demandent plus l'autorisation à leur époux pour travailler. C'est ce qui explique, d'ailleurs, que beaucoup d'entre elles sont femmes d'artistes, au risque de rester dans l'ombre de leur mari. Ça a longtemps été le cas pour Sophie Taeuber-Arp ou Sonia Delaunay et Nadia Léger. D'autres restent célibataires, veuves ou vivent maritalement avec des femmes, justement pour échapper à cette tutelle masculine. Du point de vue juridique ou du point de vue économique, c'est très difficile pour elles. Néanmoins, il y a ces premières conquêtes sociales, l'organisation aussi d'une véritable sororité* (fraternité féministe, ndlr). Natalie Clifford Barney, romancière américaine, a théorisé ce concept dans ses Pensées d'une Amazone. Bref, il y a une prise de conscience, même si on est loin de la parité. Mais on sait encore qu'aujourd'hui il y a du chemin à faire pour faire évoluer les mentalités.
Pour revenir à Suzanne, elle ne devait pas avoir peur des hommes ?
Je pense qu'elle avait la liberté chevillée au corps et une indépendance farouche. Et donc elle suivait son chemin sans se préoccuper de ce que les autres pouvaient penser. Donc, elle a vraiment vécu en femme libre, et ça demande du tempérament ! Contrairement à Marie Laurencin, qui avait la réputation d'être une personnalité imbuvable, Valadon n'avait pas besoin d'en rajouter pour s'affirmer. Elle était 'elle', tout simplement.
Ce qui est drôle, c'est que la peinture de Valadon on la qualifiait de 'virile'. Comme si faire de la bonne peinture, ça ne pouvait pas être féminin ! On cantonait plutôt les femmes dans un sentimentalisme un peu mièvre, avec des bouquets de fleurs, des scènes de maternité, des scènes d'intérieur. Suzanne Valadon n'ira pas du tout sur ce terrain-là.
Son dessin est très sûr, cerné de noir, avec des couleurs très vives. Il y a un côté très surprenant par rapport à ce que faisaient les femmes artistes de son époque. Certes, elle a fait des natures mortes, des paysages, mais c'est quand même dans la figure humaine qu'elle est la meilleure, et on sent qu'elle a une connaissance parfaite du corps. Je pense qu'elle a su mettre à profit son expérience de modèle.
Reportage Franck Grassaud & Maryne Zammit