Paroles d'agriculteurs en détresse : "j'avais le scénario dans la tête... une pendaison !"

En 2018, Julien, agriculteur de l'Ain était au bord du suicide. II s'en est sorti grâce au soutien de son épouse. Il a choisi de parler pour que ses collègues en souffrance sachent qu'ils ne sont pas seuls. Un témoignage rare, recueilli peu après la sortie d'un rapport parlementaire sur la question


Un jour de mars 2018, Julien, agriculteur dans l'Ain depuis 20 ans, a voulu attenter à sa vie. Chaque année, ce sont plus de 370 exploitants qui passent à l'acte. Le suicide des agriculteurs est pointé du doigt dans un rapport parlementaire remis au gouvernement début décembre. Il préconise de former ceux qui gravitent autour des fermes pour éviter les drames. Dans le cas de Julien, c'est son épouse Fabienne qui a donné l'alerte et qui a évité le pire... de justesse. Le couple ose aujourd'hui parler de cet épisode douloureux.
 

Spirale infernale et geste fatal


Le suicide, Julien en parle aujourd'hui sans détour mais non sans émotion. Ce jour de mars 2018, cet agriculteur et père de famille a voulu mourir. "Je n'avais rien prévu, mais j'avais le scénario dans la tête ... une pendaison !", se remémore-t-il. Il ne s'explique toujours pas ce qui s'est passé dans son esprit et comment il en est arrivé là. "C'est plein de choses qui se sont accumulées, des dettes, des factures... C'est là que ça rumine. J'ai pris un énorme coup d'angoisse et je me suis réveillé. J'ai pleuré, pleuré, pleuré, pleuré, à ne plus savoir ce que je faisais. Sans Fabienne, je pense que je ne serais plus là," explique simplement Julien. Les difficultés financières, les silences, le repli sur soi... autant d'ingrédients qui ont conduit l'agriculteur au bord du suicide. 

Son épouse a réagi à temps et l'a aidé ce jour-là. "Fabienne m'a emmené à l'hôpital psychiatrique, avec ma volonté," précise Julien. L'agriculteur, qui a accepté la main tendue, a finalement été hospitalisé en mars 2018 durant plusieurs jours. Le temps de refaire surface, de surmonter la crise. 

 

Sentiment de culpabilité


Fabienne se souvient de son désarroi face à la détresse de son mari. Elle se remémore, des larmes dans la voix, son sentiment de culpabilité lorsqu'elle a conduit son mari à l'hôpital: "je me suis dis mais qu'est-ce que je fais là ? Est-ce qu'il va sortir un jour ? Comment il va sortir ? Je me suis posée plein de questions mais je n'en parlais pas," explique-t-elle. C'est le psychiatre qui l'a rassurée et qui a trouvé les mots justes: "il m'a dit Madame, il ne faut pas vous en vouloir, vous faîtes ce qu'il faut!"...  Trois après, elle peine encore à retenir ses sanglots : "Je suis partie et j'ai pleuré comme jamais". De l'angoisse, des doutes... mais aussi des larmes de soulagement car Fabienne savait son mari à l'abri.
 

"ce n'est pas tabou..." 


Lorsqu'il repense à cet épisode de sa vie, Julien se dit qu'il "revient de loin." "On garde tout à l'intérieur et l'explosion peut être catastrophique," résume-t-il. Un souvenir douloureux qui appartient aujourd'hui au passé ? Le couple travaille de nouveau ensemble à la ferme. Mais l'agriculteur a passé trois ans à lutter contre une dépression sévère. "Heureusement que j'ai eu du monde pour m'épauler, avant et après," confie-t-il.
Si le couple, sorti renforcé de cette épreuve témoigne aujourd'hui, c'est aussi pour "aider d'autres agriculteurs." D'après Fabienne, il faudrait aussi sensibiliser des personnes qui n'appartiennent pas forcément au monde paysan. Se confier, parler pour éviter d'en arriver au suicide. Et Julien conclut : "Il faudrait qu'on parle plus de nos contraintes, de nos ennuis, ce n'est pas tabou...". Et Fabienne, à la fois émue et surprise :"C'est la première fois qu'il en parle comme ça ! Les larmes aux yeux ! " ... Des larmes dans les yeux mais un large et franc sourire. 
 

Il y a 3 ans, Julien, agriculteur dans l'Ain a voulu mettre fin à ses jours. Il témoigne


Des "sentinelles" pour les agriculteurs en souffrance

En 2015, la MSA a dénombré 372 suicides d'exploitants agricoles. Plus d'un par jour.  Dans un rapport sur la prévention des suicides dans le monde agricole dévoilé début décembre et remis au gouvernement, le député (LREM) du Lot-et-Garonne, Olivier Damaisin, a fait 29 propositions. 

Il recommande par exemple de mieux coordonner localement l'accompagnement des agriculteurs en souffrance. Si le phénomène a longtemps été globalement "mis sous cloche", a estimé l'élu, nombre d'initiatives existent. Le problème, "c'est la coordination entre tout ça". Parmi ses principales recommandations, l'élu suggère de diffuser plus largement "une information générale et non stigmatisante sur le mal-être pour qu'il ne soit pas un sujet tabou" et de mieux faire connaître les plateformes d'écoute, comme Agri'écoute, financée par la sécurité sociale agricole (MSA).

Pour repérer les agriculteurs fragilisés et les orienter vers les dispositifs d'accompagnement, Olivier Damaisin suggère aussi de recruter et former de nouvelles "sentinelles" parmi les personnes qui gravitent autour des agriculteurs, comme les salariés de coopératives, les conseillers de chambre d'agriculture, les techniciens de contrôle laitier, les vétérinaires, mais aussi les facteurs, les élus locaux, les médecins et les pharmaciens. Des "sentinelles" pour orienter précocement les agriculteurs vers des dispositifs de soutien. 

Selon lui, les cellules d'accompagnement des agriculteurs mises en place par l'État dans la plupart des départements pourraient contribuer également "à la nécessaire coordination des acteurs de la prévention". Pour accompagner les agriculteurs en difficulté, Olivier Damaisin conseille également de développer des dispositifs de mentorat entre un agriculteur et un entrepreneur dont les activités sont étrangères à l'agriculture.

Le rapport Damaisin se penche aussi sur l'accompagnement des nouveaux agriculteurs. "La prévention du mal-être doit commencer très tôt avec une sensibilisation dès la formation initiale", souligne le député, qui juge aussi "utile de développer un dispositif de tutorat par un agriculteur expérimenté, volontaire et sans intérêt personnel".
 

Un rapport "décevant" selon Solidarité Paysans


Pour Solidarité Paysans, le rapport parlementaire est jugé "décevant". Selon l'association d'aide aux exploitants, le texte "ne s'attaque pas aux causes des difficultés en agriculture". "Dans son rapport, M.Damaisin n'interroge ni le modèle agricole, ni les conditions d'exercice du métier." Pour l'association le rapport n'aborde pas "les problématiques concrètes des agriculteurs", notamment la question de la dématérialisation ou de l'absence de services publics en milieu rural. Pour Georges Volta, représentant régional de Solidarité Paysans qui accompagne les exploitants en difficulté depuis 30 ans, "la question de l'endettement, ce n'est que la partie émergée de l'iceberg." 

L'association, qui rayonne sur toute la France, assiste les agriculteurs en détresse financière, judiciaire, matérielle et/ou morale. Elle s'attache surtout à considérer l'exploitant en difficulté "dans sa globalité" : "il faut considérer ses problèmes dans leur ensemble. L'objectif est aussi de l'aider à reprendre confiance en lui," résume Georges Volta. En Auvergne Rhône-Alpes, ce sont 550 exploitations qui sont ainsi épaulées par cette association, mais 2500 seraient en difficulté. 

Et Georges Volta précise : "le suicide chez les agriculteurs, touche tous les âges, tous les types d'exploitants, sans exception". Les sentinelles, une nouveauté ? Pas vraiment. En matière de prévention et d'accompagnement, le représentant de Solidarité Paysans insiste aussi sur le rôle majeur de la MSA et des Chambres d'agriculture. Sans oublier d'évoquer aussi un dispositif d'aide et d'écoute qui existe depuis 2017 : le Réseau Agri sentinelles lancé au sommet de l'élevage de Cournon. Pour lui, le rapport parlementaire est davantage "un rapport politique" qui enfonce "une porte ouverte". "Il ne propose pas de véritable solution mais un éventail de gens susceptibles de travailler sur le problème (...) la première chose à faire serait par exemple de sensibiliser les maires des communes."

Autre source d'inquiétude concernant le rapport : la proposition de création d'un observatoire national. Solidarité Paysans redoute un "fichage des agriculteurs en difficulté" et s'indigne.
 

Une plate-forme pour recueillir des témoignages


Pour briser le tabou du suicide dans le monde paysan, une plateforme a été ouverte le mercredi 9 décembre sur le site internet du Sénat. Elle vise à recueillir des témoignages de proches d'agriculteurs en difficulté ayant mis fin à leurs jours, afin "d'élaborer des pistes utiles et concrètes pour lutter contre ces drames silencieux". La consultation en ligne, prévue pour durer jusqu'au 15 janvier, est organisée à l'initiative de la Commission des affaires économiques, qui compte depuis l'an dernier un groupe de travail transpartisan "Agriculteurs en situation de détresse".


Dans la foulée du rapport Damaisin, le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, a indiqué qu'il proposerait "dans les prochains mois" un "plan d'action opérationnel" sur le sujet, en lien avec les ministres de la Santé et du Travail.

 

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