Recruté à l'âge de 13 ans par l'armée française, Siong Tou a fui le Laos pour trouver refuge en France en 1975. Il est le dernier soldat du 4e Bataillon de Chasseurs Laotiens, actif pendant la guerre d'Indochine. Membre de la communauté Hmong, il se prépare à recevoir le Titre de Reconnaissance de la Nation. Une distinction obtenue grâce à son petit-fils, après des années de persévérance.
Siong Tou est aujourd'hui âgé de 90 ans. Le vieil homme, qui vit depuis 1977 dans un HLM de Bourg-en-Bresse, se prépare à recevoir un titre honorifique, 68 ans après la fin de la guerre d'Indochine.
Le 25 septembre prochain, à Bourg-en-Bresse, journée nationale d'hommage aux Harkis et autres membres des formations supplétives, il recevra le Titre de reconnaissance de la nation (TRN). Il est le dernier de son bataillon, le 4e Bataillon des Chasseurs Laotiens. Rien n'aurait été possible sans le travail de fourmi de son petit-fils, ni sans son obstination. Un devoir de mémoire mais aussi une histoire d'amour et de respect.
Devoir de mémoire et transmission orale
Nou Chang se démène depuis 2008 pour ce jour. Il ne le cache pas : il est passé par de nombreux moments de découragement. "Quand on mène ce genre de combats, il y a des hauts, il y a des bas," confie-t-il. Le quadra est né en France, il appartient à la première génération de la communauté Hmong née sur le sol français. Le passé de son aïeul, le lointain Laos, suscitaient déjà de nombreuses questions alors qu'il n'était qu'un enfant.
Les anciens ne parlaient pas forcément de la guerre. Mais petit, j'ai commencé à me poser des questions.
Nou CHANG
C'est bien plus tard qu'il décide de se lancer dans une quête improbable pour reconstituer le passé militaire de "l'Ancien". Une quête qui débute avec le seul récit du vieil homme. "Notre peuple Hmong originaire de Chine est un peuple de montagnes et un peuple apatride et sans écriture depuis la nuit des temps", explique-t-il. "Toute nos traditions et nos coutumes ainsi que notre Histoire se transmettent uniquement à l'oral. Mais aujourd'hui la jeune génération est partagée entre nos cultures, la culture française et la culture Hmong. Je me suis dit, il faut que je fasse quelque chose". Touché par son récit, il a mis beaucoup d'énergie et d'obstination dans sa quête.
C'est aussi la crainte de voir un jour disparaître ce précieux témoignage d'un représentant de sa communauté qui a motivé ses recherches. Alors aujourd'hui, il est capable de parler pendant de longues minutes des moindres détails de ses recherches et des plus petites pistes suivies pour retrouver la trace de son aïeul dans les archives militaires françaises. Il est intarissable sur ses "coups de chance" ou "les heureuses coïncidences" qui lui ont permis de recouper les souvenirs de l'ancien combattant. Un travail de fourmi et un récit qu'il connaît sur le bout des doigts.
Recruté à 13 ans par l'armée française
Siong Tou participe à la guerre d'Indochine dans les rangs de l'Armée Française. Et ce qui frappe au premier abord dans le récit de son petit-fils, c'est l'âge de ce jeune militaire au moment de son recrutement à la fin de l'année 1946, comme supplétif. C'est à dire recrue temporaire chargée de renforcer les forces régulières. Ce n'est alors qu'un tout jeune adolescent, à peine sortie de l'enfance. Difficile de cacher son étonnement.
"Mon grand-père Siong Tou a été recruté car il était orphelin. Il avait seulement 13 ans, il avait perdu ses parents. Même s'il lui restait de la famille, il devait assurer sa subsistance. L'armée avait demandé 30 hommes, mais le chef de province n'a pu trouver que 8 orphelins, dont mon grand-père."
L'armée française en quête de recrues fit appel à l'ensemble des chefs de villages et de provinces de Muong Saï et Namo, zone du Nord Laos. C'est ainsi que le gamin intègre le 4e bataillon de Chasseurs Laotiens. Les recrues sont laotiennes, certaines appartiennent à la communauté Hmong, l'encadrement est français. Basé à Namo, le jeune supplétif a creusé des tranchées mais aussi participé à des batailles comme celle de Muong Haï en 1952. Il est engagé jusqu'au départ des Français.
A la recherche du moindre indice
A la fin de la guerre d'Indochine, en 1954, Siong Tou se marie et retourne aux champs. Le récit aurait pu s'arrêter là. Mais le conflit vietnamien se propage. La présence américaine change la donne au Laos. En 1975, le pays tombe aux mains des communistes du Pathet-Lao à l'issue de la guerre civile. Pour les Laotiens et les Hmongs, autrefois engagés dans l'armée française, pour les civils qui ont porté secours aux Français après la défaite de Dien Bien Phu, l'heure de la fuite a sonné. Le régime lance une campagne de répression contre ceux qui avaient soutenu les Occidentaux, Français ou Américains. Car au début des années 60, la CIA avait recruté des Hmong pour former une armée secrète.
C'était très difficile car je n'avais pas de preuves écrites, pas de documents militaires de mon grand père.
Nou CHANG
Siong Tou prend peur à cause de son passé militaire dans l'armée française. Il décide alors d'en faire disparaître toutes les traces en détruisant ses documents militaires. Une décision qui compliquera sérieusement la tâche et compromettra les recherches de son petit-fils, trois décennies plus tard. Il n'a plus aucune preuve de son appartenance à l'armée française. Plus de numéro de matricule, pas de photos et des noms de famille approximatifs dans les registres français. Mais le petit-fils ne perd pas espoir, se raccroche à la moindre bribe d'information. Une enquête tortueuse dont les chances d'aboutir étaient bien minces. "C'était un puzzle, un jeu de piste et je suis parti avec rien. La seule preuve c'était son histoire orale et il me fallait traduire la langue Hmong en français", confie l'archiviste installé près d'Orléans.
La fuite via la Thaïlande
"Rester ou partir ?". C'est la deuxième option qu'il choisit en mai 1975. Une fuite devant le régime communiste du Laos. Une fuite avec la famille à travers les montagnes et la jungle. "Il a fallu traverser le Mékong à la nage pour arriver en Thaïlande, avec femme et enfants", confie Nou Chang. "Il fallait se cacher, faire taire les enfants pour éviter de se faire repérer. C'est une histoire terrifiante. Certains parents donnaient un petit morceau d'opium aux bébés pour les endormir, pour qu'ils ne pleurent pas...". Parfois fatal.
C'est en Thaïlande, à SopTuang, dans un camp de réfugiés tristement célèbre que la famille a été "parquée" jusqu'en septembre 1977. Deux longues années dans un camp de réfugiés pour cette famille de 5 enfants, tous nés au Laos, avant d'être envoyés en France, bénéficiant du statut de réfugié politique. C'est finalement à Bourg-en-Bresse que Siang Tou et sa famille ont été envoyés après un passage dans un centre de transit. Une ville où il habite toujours, dans un HLM du centre-ville. Le réfugié, qui n'a pas obtenu la nationalité française, a travaillé durant plusieurs décennies, comme employé dans des usines.
Missions impossibles
"J'ai cherché, analysé, décortiqué toutes les infos transmises oralement. C'était très difficile car quand il parlait de ses chefs français - les officiers - il disait leurs noms à la façon de la langue Hmong et non à la façon française", explique son petit-fils.
"Au niveau des administrations comme l'ONACVG, des associations d'anciens combattants, du centre des archives militaires de Pau qui possède tous les dossiers individuels et de tout autre organisme, il fallait toujours apporter une preuve : le numéro de matricule", explique Nou Chang. Sans documents militaires comment retrouver la trace de ce jeune combattant, plus de 50 ans après la fin de la guerre d'Indochine? Mission quasiment impossible pour son petit-fils. D'autant qu'il ne connaît ni le nom du régiment, ni le bataillon de son grand-père.
Loin de se laisser abattre, ses recherches le conduisent jusqu'aux Etats-Unis où il parvient à retrouver la trace du chef de province à l'origine du recrutement de son aïeul. Un espoir déçu : le chef Hmong est décédé et son fils, qui n'avait que 5 ou 6 ans à l'époque ne parle plus Français. Il n'a d'ailleurs que de lointains souvenirs de cette période. Seul le chiffre "4" lui revient vaguement en mémoire. L'indice est si infime et si obscur qu'il en est même décourageant. Mais loin de baisser les bras, Nou Chang s'y accroche. Il retourne aux archives de Vincennes où il "décortique" les registres et les groupes militaires avec cette seule piste, jusqu'à ce qu'il tombe sur le patronyme du chef recruteur et le nom de son bataillon.
Eurêka !
Mais retrouver le nom de son grand-père dans les archives va s'avérer une nouvelle mission impossible. "Les officiers français de l'époque n'écrivaient pas le nom de famille des soldats indochinois. Ils y mettaient seulement les mots laotiens « BAC » ou « Thao » qui signifient « Monsieur » suivi du prénom de l'intéressé", explique l'archiviste. Des noms écrits phonétiquement. Cette piste conduit à une impasse. Au bord du découragement, le petit-fils décide d'en suivre une autre : celle des officiers français du 4e Bataillon des Chasseurs Laotiens. Mais les patronymes sont déformés par les supplétifs de l'époque. "J'ai dû, en partant de l'histoire orale de mon grand-père, tenter de retrouver la bonne orthographe des deux officiers français qui le commandait", explique-t-il. Il reprend l'enquête et finit pas aboutir et retrouver les noms des deux officiers, et leurs traces en France. Les recherches sont en bonne voie mais plus de 12 ans se sont écoulées depuis le récit du grand-père.
Avec patience, après avoir compilé les listes téléphoniques et passé de nombreux appels, Nou Chang finit par retrouver les enfants de ces deux officiers du poste de Namo. Ce sont leurs enfants qui vont lui donner accès à leurs archives privées. "L'un d'eux va me confier 300 photos et sur l'une d'elle, il y a mon grand-père!"
Le parcours de l'ancien combattant
La boucle est bouclée. Pas si simple. Reste alors encore à accomplir un long parcours administratif sur la base de cette seule preuve photographique, un parcours du combattant. Galvanisé, Nou Chang a frappé à toutes les portes pour raconter l'histoire de son aïeul et obtenir pour lui la reconnaissance de l'Etat.
Il n'a alors qu'une certitude : "Pour avoir une reconnaissance, il fallait que je décroche un rendez avec une personne haut-placée", explique-t-il. Il est sur le point d'abandonner mais l'obstination l'emporte. Au printemps dernier, peu avant les élections présidentielles, il décide d'écrire à Brigitte Macron pour obtenir gain de cause, au soir de l'élection présidentielle. Une ultime tentative qui se révèle porteuse d'espoir lorsqu'une réponse arrive de l'Elysée. Son dossier a été transféré en Guyane où réside une importante communauté Hmong et où l'administration est peut-être plus à même de traiter sa demande. Mais là encore, il fait chou blanc : retour à l'envoyeur, le dossier revient en Métropole. Loin d'abandonner, il tente une dernière carte : faire appel à Jean-Marie Bockel, ancien Secrétaire d'État chargé de la Défense et des Anciens Combattants entre 2008 et 2009. Ce dernier vient alors d'être nommé Président de la Commission pour l'indemnisation des Harkis. Nou Chang veut encore y croire et se lance. Cette ultime démarche, c'est la bonne.
"En juin, j'ai été reçu dans le bureau du Ministre des Anciens Combattants, j'ai pu rencontrer Mr Marc Del Grande, préfet de Guyane et chargé également des dossiers des Harkis avec Mr Jean-Marie Bockel. Après une heure d'entretien et au vu de la pertinence de mes preuves et de mon travail acharné depuis tant d'années, mon grand-père a été enfin reconnu au titre de la reconnaissance de la Nation", explique-t-il.
"Harkis d'Indochine"
Après la guerre du Vietnam, quelques milliers de Hmong immigrèrent, en France, dont plusieurs centaines en Guyane française. Pour éviter représailles et rééducation, plus de 100 000 Hmong ont quitté le Laos et le Vietnam pour se réfugier en Thaïlande en 1975. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés leur reconnaît le statut de réfugié. La grande majorité d'entre eux s'installent aux Etats-Unis. Après la guerre du Vietnam, environ 10 000 Hmong immigrent aussi en France, dont plusieurs centaines en Guyane française. Mais tous les Hmong n'ont pas quitté le Laos. A la fin de la guerre, certains se cachent dans la forêt et y montent des groupes de résistance armée contre le nouveau gouvernement communiste.
Ce travail de mémoire a pris une quinzaine d'années avant d'aboutir. "Je l'ai fait par passion pour ma culture, par respect pour cet ancien et par devoir de mémoire", explique-t-il. Le sort des Hmongs à la fin de la guerre d'Indochine est méconnu du grand public. Pourtant pour Nou Chang, cette histoire n'est pas sans faire écho à celle des Harkis. "Nous sommes les Harkis d'Indochine et on ne doit pas nous oublier", explique-t-il. Son regret : ne pas avoir entrepris tout ce travail de mémoire plus tôt : "j'aurais pu aider d'autres personnes".
Aujourd'hui, Siong Tou est très ému de recevoir cette distinction tardive, très touché selon son petit-fils. Quand on évoque la question d'une éventuelle pension ou de réparations financières, son petit-fils répond : "la seule chose qui compte pour mon grand-père, ce qu'il voudrait, c'est qu'un jour, après son dernier souffle, le drapeau français soit déposé sur son cercueil. Ce serait un honneur".