Le dernier chausseur de luxe de Romans-sur-Isère va-t-il mettre la clé sous la porte ? La maison Clergerie, fondée en 1981 par Robert Clergerie, n'a jamais quitté la petite ville drômoise malgré les différents rachats et changements d'actionnaires. Cette institution du made in France est aujourd'hui en péril, son fondateur est amer.
"Le jour où j'ai appris (la mise en redressement). J'ai versé ma larme. C'est tout le travail d'une vie. Je suis très ému, je ne m'en remets pas. Je réfléchis, mais je ne peux rien faire, j'ai 89 ans". Robert Clergerie en a gros sur le cœur. L'entreprise qu'il a fondée en 1981 sombre, petit à petit, dans l'indifférence quasi générale des grandes maisons françaises et des géants du luxe.
Chaussure haut-de-gamme, le dernier fleuron de Romans-sur-Isère en sursis
Placé en redressement judiciaire le 29 mars 2023, le tribunal de commerce de Paris devait sceller le sort du dernier chausseur de Romans-sur-Isère le 24 mai. Il a finalement accordé un délai supplémentaire aux repreneurs potentiels de l'entreprise de chaussures.
Le 19 mai dernier, le groupe américain Titan Industries Inc. a déposé une offre de dernière minute. "Ils ont des licences de marques que je ne connais pas. Mais ce n'est pas un fabricant. Ils proposent de reprendre 50 personnes. Je ne vois pas comment ce groupe va pouvoir gérer un atelier depuis les États-Unis", résume Robert Clergerie. L'ancien patron ne cache pas son inquiétude pour ceux qui font partie de sa maison : "il reste 30 personnes à la gestion, 90 à l'usine et 30 ou 40 personnes dans les magasins", énumère-t-il.
Une nouvelle audience a été fixée au 14 juin pour tenter de sauver le dernier Mohican de la chaussure made in France à Romans-sur-Isère.
L'âge d'or de Clergerie
Plus qu'une marque, Clergerie est surtout un nom emblématique du soulier français."C'est une grande fierté : le nom de Clergerie est plus reconnu aux États-Unis qu'en France. C'est un nom qui a une valeur", souligne le fondateur, presque fataliste. Un nom connu jusqu'à la Maison Blanche grâce à Michèle Obama. Pour l'ancien patron, la renommée du chausseur reste une bonne carte de visite pour les salariés.
À son apogée, la marque de Romans-sur-Isère s'exportait jusqu'à Hollywood. Quant à la boutique historique de la rue du Cherche-Midi, boutique parisienne historique, elle vendait jusqu'à 11000 paires de souliers par an. Le chausseur drômois avait su capter l'air du temps avec des souliers pour femmes inspirés par l'univers masculin. Robert Clergerie privilégiait le confort et sa première collection pour femme, commercialisée en 1981, a rencontré un succès immédiat. Sa réputation était faite. "Mocassins, richelieus, derby, boots... tout était fabriqué dans l'usine de Romans-sur-Isère", se remémore le patron. Pas de sous-traitance, en résumé.
En 2023, l'une des dernières entreprises rescapées de la chaussure pour femmes haut de gamme, made in France, traverse une nouvelle mauvaise passe. Peut-être la dernière. La crainte ultime de son fondateur que celle-ci soit démantelée. "Je ne voudrais pas qu'on dépèce la boîte, comme un trophée de chasse. Je ne voudrais pas que mon nom soit abimé", explique Robert Clergerie.
L'espoir d'un deuxième miracle
La saga Clergerie, c'est une histoire à rebondissements, mais l'histoire d'un "miracle" aussi. En 1996, lorsque Robert Clergerie cède le contrôle de l'entreprise, il reste actionnaire et directeur artistique. Lors de son départ à la retraite en 2001, le septuagénaire vend son affaire. Mais rapidement, la société prend l'eau. Concurrence ? Mauvais choix stratégiques ?
Robert Clergerie assiste au déclin progressif de l'industrie de la chaussure romanaise. Ses concurrents, les maisons Kélian et Jourdan mettent l'une après l'autre la clé sous la porte. Près de 300 personnes se retrouvent au chômage. Alors que l'enseigne Clergerie glisse vers le même sort, son fondateur décide de reprendre du service pour la sauver de la faillite. Une initiative exceptionnelle.
En 2005, à quelques jours du dépôt de bilan, ne pouvant se résoudre à voir son entreprise disparaitre, il met sur la table deux millions d'euros pour sauver les emplois et son usine.
Si je suis revenu à 70 ans, c'était pour maintenir les emplois. J'y ai mis mon argent et ma santé.
Robert Clergerie
Un sauvetage in extremis par l'ancien patron, attaché au personnel de l'atelier et des bureaux. Un miracle pour les salariés. "Une usine, c'est une contrainte terrible, mais en 30 ans, je n'ai licencié personne !", assène-t-il.
Son retour à la tête de l'entreprise dure 7 ans. "Je suis revenu et c'est reparti. J'ai repassé une affaire saine", ajoute-t-il. Aujourd'hui, les salariés espèrent un nouveau miracle et un repreneur solide, "séduit par le potentiel de la société".
"De Charybde en Scylla"
La mauvaise pente prise par le chausseur ne date pas d'hier. Le départ du fondateur, il y a une dizaine d'années, a été un tournant. En 2012, alors qu'il est âgé de 77 ans, Robert Clergerie prend définitivement sa retraite après avoir revendu son entreprise. Il a choisi de confier l'entreprise au groupe First Heritage Brands, alliance entre un investisseur français et la famille Fung, qui s'était engagé à conserver l'atelier de Romans. Rapidement, l'entreprise perd de l'argent.
À l'été 2020, French Legacy Group, adossé au fonds Mirabaud Patrimoine Vivant, rachète Clergerie. La structure affichait alors l'ambition de défendre le made in France. Trois ans plus tard, pour le dernier chausseur romanais, c'est la déconfiture. L'entreprise est dans le rouge. "J'en veux beaucoup à ces gens-là. C'est du gâchis !", déclare l'octogénaire sans détour.
Fils d'un épicier, diplômé d'une grande école de commerce, formé chez Charles Jourdan par Roland Jourdan, ce patron à l'ancienne n'a jamais ménagé ses efforts pour son usine et pour maintenir l'outil de production à Romans-sur-Isère.
Dans les PME, on a 1000 problèmes et une seule personne pour les résoudre, contrairement aux grands groupes qui ont 1000 personnes pour résoudre un seul problème ! Dans une PME, le patron ne doit pas être bon partout. Il ne doit être mauvais nulle part ! Et en plus, il faut l'amour du produit !
Robert Clergerie
Il porte aussi un regard sévère sur l'industrie et les injonctions à "réindustrialiser le pays" : "Aujourd'hui, l'argent, il y en a. Ce qui manque, ce sont les hommes et les savoirs-faire ! ". Et le constat est amer pour l'emblématique chef d'entreprise : "on a tué le textile, on a tué le tissage, on a tué la chaussure... On a dépouillé l'industrie et maintenant, on pleure !"