Des premiers touristes fortunés des années 20 jusqu'à la frénésie des sports de glisse, la montagne en hiver a connu une transformation spectaculaire : forêts saignées pour y tracer les pistes, reliefs arrasés pour en faire des boulevards des neiges, prairies hérissées de pylônes. Et si le réchauffement climatique annonçait de nouveaux paysages d'altitude ?
"En hiver à la montagne, la course au m2 de neige remplace la course au m2 de plage l'été. Et en station, les télécabines ont des allures de métro aux heures de pointe". Le constat date de 1975, en pleine explosion des sports d'hiver. Cette année-là, malgré les chocs pétroliers tout frais, 700 000 Français, skis sur l'épaule, partent en vacances de neige, 15% de plus en une seule année.
En ce milieu des années 70, aller à la montagne une semaine en hiver devient un marqueur de réussite sociale pour l'ensemble de la classe moyenne.
La roche coulée par le béton
Nés dans les années 20, pour une poignée de touristes à la fois fortunés et avides de sensations nouvelles, les sports d'hiver se sont au fil des ans répandus comme une traînée de poudreuse. La montagne change alors de visage à toute vitesse : les fermes trapues se transforment en hôtels, les chalets de vacances poussent comme des champignons, les petits bois de sapins sont abattus pour tracer les pistes de ski, les pylônes des remontées mécaniques supplantent les mélèzes et bientôt des barres de béton pousseront entre les chamois à des altitudes où jamais, des siècles durant, aucun montagnard n'aurait eu l'idée saugrenue d'aller construire le moindre alpage.
Le serpent de l'or blanc se mord alors la queue avec allégresse : on urbanise la montagne pour attirer toujours plus de vacanciers, mais plus les dévaleurs de pente sont nombreux, plus il faut faire pousser des lits pour les accueillir.
Un rêve blanc, une réalité moins rose
Du coup, le fantasme en prend un coup dans l'aile. Chaque vacancier se rêve dans un chalet en rondins au milieu des bois, enseveli sous la neige, chocolat brûlant au coin du feu après une longue randonnée seul à ski dans le paradis blanc... Pour se retrouver entassés à 5 dans un placard de 15m2, coincé au milieu de centaines d'autres casiers à touristes, après avoir fait la queue à chaque minute de la journée : sur l'autoroute, au supermarché de la station, au départ des télésièges, aux toilettes sales des snacks d'altitude, et dans le cabinet médical du coin pour se faire plâtrer le tibia.
Sans compter la crevasse que creuse la semaine de vacances au ski dans les budgets familiaux. En 1980, un séjour basique de 4 personnes dans les Alpes du Nord revenait en moyenne à 4 000 francs, soit environ 1 800 euros d'aujourd'hui. Ce qui explique pour partie que la fameuse "démocratisation" du ski n'ait jamais été aussi massive qu'on a bien voulu le dire.
Moins d'un Français sur deux
En février 2022, une enquête Ipsos (auprès d'un échantillon représentatif de 1 000 personnes) révélait que seuls 13% des Français partent en vacances de ski chaque année. 53% ne vont jamais à la montagne l'hiver et un tiers de la population n'a jamais mis les pieds sur des skis.
Et il est plus que probable que le réchauffement actuel des températures ne va pas arranger les choses. Quand la neige se fait rare, la montagne en hiver perd l'essentiel de son charme pour la plupart des vacanciers. Si l'on n'a plus que des balades à pied à y faire, autant attendre l'été...
Mais le seul point positif de cette perspective, c'est que nombre de stations en manque de neige et de hordes de skieurs finiront peut-être par déshabiller leurs collines des remontées mécaniques, se laisser repousser les forêts et remettre au jour les arêtes rocheuses sous les blocs de béton des années 60 et 70. Plus de touristes, c'était moins de montagne. Peut-être que ça marche aussi dans l'autre sens, histoire de retrouver la beauté tranchante et glacée de la montagne.
