Au procès du couple salafiste en rupture sociale, accusé d'avoir causé la mort de leur fille de quinze mois en 2017, la cour d'assises de l'Isère s'est intéressée à l'accompagnement social de la famille avant le drame. Avec une question : les services de l'État ont-ils aussi été défaillants ?
Quinze mois de vie, quelques sourires, mais aussi huit fractures costales, des peurs et des "pleurs silencieux". La petite Hafsa Bernoui a vécu entre "espoirs" et "signaux d'alerte" sous le regard de nombreux professionnels, pour certains confrontés pour la première fois au phénomène de radicalisation.
Le 10 janvier 2016, l'enfant, âgée de moins de 2 mois, est amenée par son père aux urgences. Il raconte "une chute" d'environ un mètre, à la maison. Le 13, l'enfant est de nouveau aux urgences, puis intègre le service pédiatrique le lendemain. Un signalement est fait auprès de la justice pour "suspicion de maltraitance".
Une ordonnance de placement provisoire est prise, et Hafsa Bernoui arrive en pouponnière le 22 janvier. Lors des visites d'une heure, deux fois par semaine, Noémie Villard se présente en niqab, Sami Bernoui demande un lieu pour prier et qu'il n'y ait pas de musique dans la pouponnière.
Les visites sont "très compliquées", Noémie Villard se montre "discrète, un peu distanciée mais investie" auprès de son nourrisson, explique la référente de l'enfant à la pouponnière. Sami Bernoui, lui, peut se montrer "très en colère" contre l'équipe de puériculture et "envahissant" vis-à-vis de sa fille.
En réalité, "Mme Villard ne peut s'occuper d'Hafsa qu'en fonction de la place que lui laisse M. Bernoui", ajoute la référente.
"Craintive, de jour comme de nuit"
La situation s'apaise par la suite. Un médecin missionné par la justice examine la petite fille le 15 février. Le Dr Catherine Stahl détecte plusieurs fractures plus ou moins anciennes, des signes d'arrachements osseux sur les deux tibias, un déficit en vitamine D et une absence de vaccination. Elle écarte la fragilité osseuse et constate que "c'était une petite fille un peu craintive, dans un état d'alerte, aussi bien de jour que de nuit".
"L'enfant peut avoir chuté, mais la chute (version du père, NDLR) n'explique pas les arrachements osseux ainsi que les fractures costales bilatérales", souligne le Dr Stahl. Dans son jugement du 23 août, alors que le parquet a classé sans suite l'enquête sur les suspicions de maltraitance, le juge des enfants met fin au placement, avec un retour progressif au domicile, accompagné de l'Aide sociale à l'enfance (ASE).
Il prévient qu'en cas de difficultés, la petite pourra être de nouveau placée. Une travailleuse sociale intervient 13 fois à domicile entre le 29 août et 3 octobre. Les visites se passent correctement.
"Il n'y avait que les yeux qui bougeaient"
Le 5 octobre, deux semaines avant la naissance de son petit frère, Hafsa revient donc définitivement chez ses parents et à partir de là, "on a l'impression d'un retour en arrière total", estime le président de la cour d'assises, Philippe Busché.
Un suivi obligatoire par la PMI (protection maternelle et infantile) est mis en place et une puéricultrice, qui fait remonter ses "inquiétudes", explique qu'Hafsa était "inexpressive, il n'y avait que les yeux qui bougeaient". Les parents sont "dans le rejet" du suivi, ne vont pas à des rendez-vous et s'arrangent pour éviter toute entrée chez eux. Une réunion avec les différents services est organisée le 19 janvier 2017, aucune décision concrète n'en sort.
Les travailleurs sociaux et le juge des enfants n'ont pas échangé du tout, du 23 août jusqu'à la mort de l'enfant, le 1er mars 2017. Et, rappelle le président, "le retour d'Hafsa en octobre s'est fait dans un appartement qui n'avait plus l'électricité" depuis six mois.
Les travailleurs sociaux soulèvent des "problèmes de moyens" dans leur mission, et considèrent aujourd'hui qu'il aurait été nécessaire de prévoir une mesure de suivi renforcé avec le juge.