Au deuxième jour du procès d'un couple de salafistes à Grenoble, jugés après la mort de leur fille, l'anthropologue Dounia Bouzar a analysé les mécanismes de radicalisation dans lequel les deux accusés ont pu se renfermer.
Crâne rasé et barbe épaisse, le père de la petite Hafsa, Sami Bernoui, comparaissait dans le box des accusés mardi 5 novembre. Le jeune homme de 26 ans est jugé avec son épouse devant les assises de Grenoble pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, privation d’aliments ou de soins, violences volontaires et habituelles sur sa fille, morte à l’âge de quinze mois.
Après s’être penchée sur la personnalité de la mère de la fillette, la cour a étudié le parcours du père ce mardi. Un homme à la personnalité contrastée, tantôt "posé", tantôt "menaçant", ayant embrassé les principes du salafisme avec sa femme.
Une pratique rigoriste de l’Islam présentant une "approche anxiogène et rigide", a résumé l’anthropologue Dounia Bouzar, présidente du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam, appelée à la barre par les parties civiles.
Le virage radical du couple a été longuement évoqué par les experts, l’intéressé maintenant que la mort de sa fille n’est pas liée à sa pratique religieuse. "Le salafisme entrave les droits fondamentaux de l’enfant dans tous les cas", a pour sa part analysé Mme Bouzar.
Le corps de la petite Hafsa, décédée en mars 2017, a été retrouvé porteur de nombreux coups. Traumatisme crânien, griffures, déchirure à l’intestin grêle, syndrome du bébé secoué… La fillette avait été enlevée au couple quelques mois avant sa mort suite à des suspicions de maltraitance. Elle avait réintégré le domicile familial après un non-lieu.
"Je n'étais personne"
Bien que né dans une famille de confession musulmane originaire d’Algérie, Sami Bernoui ne vient à la religion qu’à l’âge adulte. Sa famille, pratiquant un Islam "modéré", s’est d’ailleurs étonnée du choix du couple de se tourner vers le salafisme.
"Ca ne s’est pas fait du jour au lendemain, j’y pensais tout le temps, a-t-il expliqué. Ma famille est musulmane, tout le monde priait et je me sentais comme un intrus, mais je ne voulais pas arrêter la danse." Après un parcours scolaire compliqué, Sami Bernoui s’est tourné vers le hip-hop. "C’était le seul moyen que je trouvais pour me vider la tête (…) Mais à cette époque-là, je n’étais personne".
Ses proches le décrivaient alors comme un jeune homme ouvert qui se serait isolé en se tournant vers la pratique religieuse. "Avant, la musique c’était tout le temps. Mais pour moi, la musique et la religion, ça ne va pas ensemble", a estimé l’accusé.
Un symptôme relevé par Dounia Bouzar comme étant l’un des leviers de la radicalisation. "Les recruteurs ont recours à des notions musulmanes déformées. Ils font croire que tout ce qui relève de la culture va mener en enfer, par exemple il ne faut pas écouter de musique car ce serait mettre musicien au niveau de Dieu", a-t-elle analysé.
C’est dans ce contexte que Sami Bernoui rencontre Noémie Villard par le biais d’un ami alors qu’il "cherchait à se marier", tout comme sa future femme. Immédiatement, c’est "le coup de foudre" décrit Sami Bernoui.
Mode de vie précaire
Avant leur union, il envoie des messages directifs à sa future épouse qui se trouve alors « séquestrée » par sa famille voulant éviter le mariage, selon les mots de la jeune femme. "Tu dois m’obéir", "ça va pas le faire", lui écrivait-il, reconnaissant avoir voulu accélérer la tenue du mariage. Deux mois plus tard, la cérémonie a lieu, alors qu’il n’avait vu Noémie que deux fois.
Le couple emménage à Grenoble dans des conditions qu’ils décrivent comme extrêmement précaires. Noémie et Sami vivent dans un appartement sans chauffage, en s’éclairant "à la bougie". La mère du jeune homme leur vient régulièrement en aide, pour "remplir le frigo" ou les héberger au besoin.
Rapidement, la petite Hafsa vient au monde et deux mois plus tard, Noémie est de nouveau enceinte. "A un moment j’étais dépassé, la situation a fait qu’il y avait beaucoup de dépenses à faire et je n’étais pas préparé à ça", reconnaît l’accusé.
Unis dans la radicalisation
Malgré tout, le couple est décrit comme "uni, relié par quelque chose de très fort" par leurs proches, cités par l’enquêtrice en personnalité. Pour Dounia Bouzar, ce lien pourrait être entretenu par la pratique radicale de l’Islam : "dans ces conditions, le couple devient un groupe radical au sein du groupe radical, comme une radicalisation au carré."
Sami Bernoui et Noémie Villard se renferment alors sur eux-mêmes pour "se protéger de tout ce qui est humain ou des gens qui seraient susceptibles de refaire vivre des sentiments antérieurs".
Selon l'experte, le salafisme se traduit effectivement par une "déshumanisation des personnes embrigadées", phénomène accentué lorsque les deux membres d'un couple le sont. "On aime l’autre parce qu’il va se donner à la cause, il oeuvre pour régénérer le monde grâce à Dieu", a poursuivi Dounia Bouzar.
Ce qui n’empêche pas M. Bernoui d’embrasser un mode de vie "contradictoire", jouant aux jeux vidéos et entretenant une relation avec une autre femme, laquelle affirme qu’ils projetaient de se marier.
"Il m’a dit que sa femme était d’accord et de toutes façons, dans l’Islam, la femme doit être d’accord pour que son mari prenne une seconde épouse", a expliqué cette dernière lors de son témoignage.
"Faire en sorte qu'Hafsa ne soit pas morte pour rien"
Me. Régis Deschamps, l'un des avocats des parties civiles représentant l'association de l'enfance L'enfant bleu, a pointé des "dysfonctionnements" dans la protection de l'enfance. "Il faut essayer de les analyser, de les comprendre pour construire dessus et faire en sorte que Hafsa ne soit pas morte pour rien", a-t-il demandé.
De nombreux témoins et experts doivent encore être entendus devant la cour d'assise de l'Isère pour mieux cerner la personnalité des deux accusés et déterminer leur degré de responsabilité. Une experte psychiatre a pour sa part déterminé que le jugement de Noémie et Sami n'était pas altéré au moment des faits.
Elle a toutefois désigné des individus dans une situation d'"immaturité affective" dont il était difficile d'effectuer une expertise de comportement, tous deux se renfermant sur eux-mêmes.