Dans un livre co-signé avec deux collègues allemands, Tal Bruttmann propose une enquête fouillée et une analyse de l'Album d'Auschwitz, un ensemble de 197 photos prises par les Nazis en 1944. L'historien grenoblois, spécialiste de la Shoah, revient sur ce que l'on croit savoir depuis plus de 70 ans.
Depuis 70 ans, elles ont circulé dans le monde entier, ont servi de support lors de procès, ont été exposées dans des musées, et figurent pour certaines dans des livres d'histoire et des manuels scolaires. Ces 197 photos qui composent l'album d'Auschwitz sont connues. On y voit des Juifs de Hongrie sortir de wagons à bestiaux et être dirigés vers les chambres à gaz. Elles ont été prises entre mi-mai et début août 1944 à Auschwitz.
Ces clichés ont donc été vus par tous, et par tous les grands spécialistes de l'histoire de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale. Tout le monde croit les connaître et pourtant, personne ne les avait jamais vraiment regardées jusqu'ici. Pas, en tous cas, comme matériau historique.
"Il y a un impensé sur l'image qui est général, c'est quelque chose que l'on n'aborde pas comme on aborderait le reste. On pense qu'il suffit d'afficher une image pour tout de suite la comprendre", explique Tal Bruttmann, historien grenoblois spécialiste de la période.
Faire de ces images des "sources" historiques
D'autant plus que ces images sont devenues au fil du temps des emblèmes de la Shoah. "Il n'y a pas d'autre période en histoire que la Seconde Guerre mondiale où la photo joue un rôle aussi important", ajoute-t-il. "Si je vous dis, la photo de l'enfant du ghetto vous la voyez forcément, elle apparaît en tête. Cela montre à quel point ces images ont imprégné notre imaginaire".
Elles étaient représentations ou illustrations, Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller en ont fait des "sources", au même titre que n'importe quelle archive de l'époque.
"Quand on a affaire à une image, il faut prendre le temps de la comprendre, autrement dit de la lire. Pour lire une image, il faut comprendre ce que l'on voit et ce n'est pas facile", poursuit l'historien grenoblois qui a travaillé pendant cinq ans sur ces photos, avec ses homologues allemands.
Tout est parti d'un constat de Christoph Kreutzmüller : sur certains clichés, visiblement pris au même endroit et aux mêmes heures car les ombres sont identiques, le sol lui présente des différences. Une fois il est mouillé, une autre, la terre est sèche. Les photos ne pouvaient donc pas avoir été prises en un seul jour, comme le voulait le discours narratif associé à cet album depuis plus d'un demi-siècle.
Les trois hommes décident alors de décortiquer chaque plan, de s'attacher à chaque détail et de débuter un travail d'enquête, leur travail d'historien. Il a d'abord fallu comprendre pourquoi ces photos avaient été prises par les SS.
Des photos prises par des SS pour des SS
Ils se penchent notamment sur la photo ci-dessus, "l'une des plus emblématiques de l'album d'Auschwitz". Le photographe est perché sur un wagon et capture le moment de la "sélection", l'instant lors duquel les SS décident qui va vivre et qui va mourir.
"On voit des SS qui attendent, toutes les opérations ont été arrêtées ce qui est totalement anormal dans le fonctionnement d'Auschwitz. Il faut que cela aille le plus vite possible surtout dans cette période où les convois se succèdent jour et nuit. La seule chose que les SS attendent sur cette photo, c'est que leur camarade qui prend la photo réalise le cliché et cette photo permet de comprendre ce problème : nous on a l'impression de voir autre chose que ce qu'il se passe effectivement", décrypte Tal Bruttmann.
"En fait cette photo qui est ultra cadrée, ultra propre, elle n'a qu'une seule finalité, c'est de montrer à Berlin comment se passent les opérations. Là, on a quelque chose qu'on pourrait même qualifier de contre-intuitif", développe l'historien.
Un album retrouvé par une déportée, rescapée d'Auschwitz
L'histoire de cet album de 197 photos est complexe. Il avait été retrouvé dans un baraquement dans le camp de Dora (associé au camp de Buchenwald) par Lili Jacob, une rescapée passée par Auschwitz. En cherchant de la nourriture, elle avait découvert ces photos sur lesquelles elle reconnut des habitants de son village, puis sa propre silhouette. L'album est en fait un "trophée", gardé par le SS Bernhard Walter, chef et photographe du service anthropométrique du IIIe Reich.
Il est lié à un rapport écrit que les SS d'Auschwitz ont envoyé à leurs supérieurs pour faire preuve de leur dextérité dans l'organisation de l'assassinat programmé de centaines de milliers de Juifs déportés de Hongrie. Il n'avait pas vocation à être diffusé comme support de propagande.
Les Nazis projetaient de tuer 630 000 personnes en trois mois. Et pour cela, Berlin avait rappelé Rudolf Höss, chargé de créer le camp d'Auschwitz en 1940 et promu en 1943 dans la capitale allemande, pour diriger la gestion des convois.
Rudolf Höss fait donc son compte-rendu. "C'est une opération de communication interne par les SS d'Auschwitz pour les Nazis à Berlin - en l'occurrence Heinrich Himmler. Ces photos ont un objectif : c'est de montrer à quel point les SS à Auschwitz maitrisent les opérations, à quel point les opérations vont vite".
Retrouver les signes de la violence
Et pour montrer à quel point il est maître dans l'art de la duperie, Rudolf Höss et son photographe mettent en scène ces photos pour en effacer la violence visible, "pour rendre la copie la plus propre possible".
"Nous, quand on regarde les images d'Auschwitz, on s'attend à voir des SS qui donnent des coups, qui hurlent, un enfant arraché des bras de sa mère. Sur ces photos, il y a cette fausse impression qu'il n'y a pas de violence. Or, on peut la voir : il y a des gens qui descendent de wagons à bestiaux, de wagons de marchandises où ils ont passé deux ou trois jours donc rien que là on a de la violence. De la même manière, les SS ont des cannes. On voit des cannes mais on ne se rend pas compte que cela indique qu'ils mettent des coups de cannes, mais aussi que ces cannes appartenaient à des personnes tuées à Auschwitz. Les SS ont récupéré les cannes pour en faire des instruments de travail".
"Il y a énormément d’éléments sur lesquels notre regard glisse parce que, soit on est happé par le premier plan, soit on est happé par la vue d'ensemble", indique Tal Bruttmann.
"Mais quand on prend le temps de regarder attentivement les images, on peut trouver énormément d'éléments qui ne relèvent pas du tout du détail".
Des Juifs tirent la langue, un geste de défi face à leurs bourreaux
Nouvel exemple avec la photo ci-dessus, sur laquelle on voit des femmes juives, regroupées dans une file d'attente.
"Si on regarde cette photo-là, on peut voir qu'il y a une femme qui porte son mouchoir à son nez et on retrouve comme cela, plein de photos avec des femmes qui portent des mouchoirs à leur nez. La raison est très simple à comprendre : il règne une puanteur totalement épouvantable liée à la crémation des corps. Donc on a une manifestation visuelle de quelque chose que l'on ne peut pas sentir évidemment mais que l'on peut voir, mais encore faut-il raccrocher ce geste-là à un contexte général".
A côté d'elle, une autre femme tire la langue. "On a cette idée que les gens, quand ils sont déportés à Auschwitz, se comportent tous de la même façon, alors que absolument pas : quand on regarde il y a énormément d'attitudes différentes, depuis les attitudes résignées jusqu'aux gestes de défis. Et ici, quand on voit ces personnes qui tirent la langue, on a affaire à des gestes de défis qui sont lancés à la face des SS".
Pourquoi, alors, les SS d'Auschwitz n'ont-ils pas gommé ces gestes de défis des photos envoyées dans leur rapport à Berlin ?
"Parce qu'ils ne les avaient pas vus. Personne ne les avait jamais vus. Il a fallu attendre 70 ans, ça ne saute pas aux yeux. Ce sont des éléments que nous sommes allés chercher en scrutant les photos. Une fois que vous le savez, vous ne voyez plus que cela. Mais avant, vous ne le voyez pas".
Changer de regard sur l'image au sens large
D'où l'importance pour Tal Bruttmann que les historiens investissent le champ de l'image, et que chacun d'entre nous interroge le regard qu'il porte face à une photo.
"Cela fait deux siècles que nous sommes dans une société de l'image. Depuis le XIXe siècle, pendant la guerre de Sécession, il y a des millions de clichés qui ont été faits, donc ce n'est pas d'aujourd'hui, ce n'est pas avec Insta ou Tik Tok que, d'un coup, on est dans la société de l'image. Les images, elles sont omniprésentes. Mais il y a toujours ce problème qui consiste à penser que parce que l'on montre une image, les gens la comprennent, alors que c'est totalement faux", conclut l'historien grenoblois.
- Un album d'Auschwitz, comment les nazis ont photographié leurs crimes, de Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, aux éditions du Seuil.