Dans le cadre de la consultation citoyenne Ma France 2022, lancée par France 3 et France Bleu, nous avons passé deux jours à Crémieu, dans le Nord-Isère. Une commune où le pouvoir d'achat est une préoccupation importante à quelques semaines de l'élection présidentielle. Ici : pas de gare, pas de train, peu de bus. L'augmentation du prix de l'essence passe mal dans cette région isolée, entre Grenoble et Lyon.
"Avant les gens venaient ici par dépit, maintenant ce n’est plus le cas. De plus en plus de monde veut habiter à Crémieu", raconte Frédéric Patin, avec le sourire vendeur d’un agent immobilier.
Cela fait une vingtaine d’années que Frédéric tient une agence à Crémieu, petite commune du Nord-Isère. Et depuis quelque temps, il a observé de nombreux changements : "Les gens ne veulent plus acheter ou louer depuis une dizaine de jours. Nous sommes en période électorale, l’essence est au plus haut, il y a la guerre en Ukraine… Les gens font attention à leur argent."
Avant cela, l’agent immobilier a connu une période faste après le premier confinement. Crémieu, 3 500 habitants, au carrefour entre Lyon, Grenoble et Bourgoin-Jailleu, a fait partie de ces communes rurales du Nord-Isère qui ont profité de la mise au vert de nombreux actifs situés, avant la pandémie, dans les grandes villes de la région.
"Les premiers jours du déconfinement, on avait tout vendu. Il ne nous restait plus rien, se souvient l’agent immobilier. Il faut dire que le cadre est agréable." Crémieu est situé entre deux collines. En bas de la butte Saint-Hippolyte, s’étend l’ensemble de la ville médiévale, candidate au patrimoine mondial de l'Unesco. Les ruelles sinueuses et les halles du marché sont entourées par quelques cultures de luzerne et des champs de pommes de terre. Ce mercredi, quelques personnes s'attablent aux terrasses du centre-ville. Des passants se saluent : ici, tout le monde se connaît plus ou moins. Un groupe de jeunes occupe son mercredi après-midi à jouer au foot sur le parking de la pharmacie.
A Crémieu, les divertissements sont limités : pas de cinéma, encore moins de centre commercial et pas de gare pour rejoindre les grandes villes. Quelques bus assurent des liaisons mais le peu de transports en commun pose problème.
La voiture, un "must" à Crémieu
Pour les Crémolans, la voiture est indispensable. Et, avec le prix des carburants qui a atteint des records, de nombreux habitants ont vu leur pouvoir d’achat diminuer : "Pour aller travailler, c'est compliqué. Il faut travailler davantage pour se payer de l'essence. Quand on est mère célibataire, en charge d'un enfant, c'est difficile", pose Lise, d'un ton grave devant une des deux stations-services de la ville.
Elle regarde les prix de l'essence avec attention. Lise aimerait pouvoir profiter de transports en commun réguliers pour moins dépenser. Mais, à Crémieu, c'est impossible : "Tous les jours, je suis obligée de prendre ma voiture pour faire des courses, pour aller au travail, pour déposer ma fille à l'école. La dernière fois, j'ai fait un plein à 2,38 euros le litre. Ca revient cher. Très cher."
Elle cède : "C'est pas possible. On ne peut pas vivre comme ça. C'est de la survie."
A chaque plein, on a des douleurs aux tripes. Si on avait des services de transport en commun, ce serait bien. Mais on n'en a pas sur Crémieu.
Sophie, une cliente de la station-service de Crémieu.
"J’utilise beaucoup ma voiture. Toutes les semaines, je dépense beaucoup plus qu’avant en essence", explique Sophie, une Crémolane, les yeux rivés sur les chiffres qui défilent sur la pompe à essence.
Objectif du jour : mettre 70 euros maximum. La mère de famille doit compter ses sous. Son employeur ne lui paie pas ses déplacements, et elle doit régulièrement aller à Lyon pour travailler. Ce qui équivaut à 90 kilomètres dans la journée : "A chaque plein, on a des douleurs aux tripes. Si on avait des services de transport en commun, ce serait bien. Mais on n'en a pas sur Crémieu."
Sophie est en colère. Elle ne peut pas faire son plein et enchaîne les galères : depuis quelques semaines, une partie de son visage est temporairement paralysée des suites du vaccin du Covid-19. C’en est trop : elle n’ira pas voter lors de l’élection présidentielle : "L’Etat ne fait rien pour le pouvoir d’achat de la classe moyenne. Il pourrait au moins baisser la TVA. Mais non : rien. Je ne vois pas pourquoi j’irais voter. Je ne me déplacerai pas jusqu'aux urnes cette année."
Des disparités importantes
Lors de la dernière présidentielle, les électeurs s’étaient pourtant mobilisés à Crémieu. La commune avait affiché un taux de participation de 78 % au premier tour. Marine Le Pen avait talonné Emmanuel Macron. Seule une trentaine de voix séparait alors la candidate RN du président de la République.
Historiquement, la ville est un bastion de la droite. En 2016, peu de temps avant la primaire, Nicolas Sarkozy s’y était rendu pour une séance de dédicaces. Il avait été accueilli par un bain de foule avant d’être convié à la traditionnelle "choucroute party" du maire.
Crémieu et ses communes voisines profitent du confort et de l’activité de la métropole lyonnaise. Le salaire médian y est supérieur à la moyenne nationale. Le territoire attire des familles, des jeunes actifs.
Mais à l’Est du Nord-Isère, la situation est différente : "C’est un territoire avec d'importantes disparités. Les démographies sont différentes", témoigne Jean-Yves Brenier, président de la communauté de communes des Balcons du Dauphiné. "La partie Est des Balcons du Dauphiné présente un tissu industriel important, avec des emplois fragiles, une demande d’intérim importante. Cette partie du territoire avait fortement mobilisé les gilets jaunes."
Pour améliorer la qualité de vie et le pouvoir d'achat, les pistes sont nombreuses pour Jean-Yves Brenier : "Il faut travailler sur la mobilité, c'est indispensable. Mais aussi sur le développement du locatif, le prix de l'eau, l'emploi, la taxe sur les ordures ménagères... C'est un ensemble auquel il faut réfléchir."
Pommes de terre en vogue
Peu après le lever du jour, les premiers clients du marché arrivent sous la halle de Crémieu, vieille de plus de 600 ans avec son toit en lauze. Parmi eux : Suzanne, 86 ans. Pour elle, le marché est un rendez-vous hebdomadaire. Elle y a ses habitudes et y fait quelques petites économies. Devant les lasagnes encore fumantes du traiteur italien, elle jette un coup d'œil à son porte-monnaie : "Je n’achète pas tout ce que je veux. Je suis toute seule, j’ai une petite retraite. On achète moins qu’avant, c’est de plus en plus dur. Mais je ne suis pas la plus malheureuse, je vais finir ma vie comme ça", lâche-t-elle derrière son masque.
Le traiteur italien, Pino, l’a ressenti. Ces derniers temps, avec l’actualité internationale, l'augmentation du prix des carburants et l’approche de l’élection présidentielle, les consommateurs se serrent davantage la ceinture. Même ici dans l'ouest du Nord-Isère, le pouvoir d'achat est toujours une importante préoccupation des clients : "Il y a une légère baisse. Les gens font de plus en plus attention."
A quelques mètres, Sébastien Boyer acquiesce. Le maraîcher est un fidèle du marché. Il a vu les habitudes de ses clients évoluer : "Comme toutes les années électorales, c'est très difficile. Par exemple, on vend beaucoup plus de pommes de terre, la base de l'alimentation, que des choses beaucoup plus chères."
Le "Tissou" pour mieux consommer
Pour payer les pommes de terre - mais pas seulement - quelques habitants de Crémieu se sont lancés dans une monnaie locale : le "Tissou". Une "monnaie tisseuse de liens", comme il est indiqué sur les billets en circulation dans plusieurs communes du Nord-Isère depuis mi-février.
Le but : "Créer un lien économique local, encourager le commerce de proximité et avoir une consommation raisonnée, explique Gilles Barry, de l'association "Les Amis des Citoyens Pour Crémieu" (ACPC). C'est aussi ça avoir un meilleur pouvoir d'achat."
Accepté dans une soixantaine de commerces, un "Tissou" équivaut à un euro. Pas de spéculation, donc. Avec cette initiative, l'ACPC tient surtout à privilégier les circuits courts : "Et ça peut également créer une identité au Nord-Isère. Nous sommes isolés, ici. Nous n'avons pas l'identité de la région de Grenoble ou de celle de Lyon, nous sommes dans un entre-deux."
Ce jeudi, Gilles discute avec son caviste Patrick. Il est un des premiers commerçants de Crémieu à avoir accepté le Tissou. Il "n'a pas hésité" : "C'est un geste militant." Tous deux se souviennent du début de cette aventure : "Nous avions regardé le film 'Demain' avec l'association. Il était question de plusieurs monnaies locales, dont une à Bristol, en Angleterre, qui continue de très bien fonctionner et qui a permis de développer l'économie de la ville. Il y a d'autres exemples. Même en France, au Pays Basque avec l'euskos, qui est très populaire là-bas."
A l'heure des achats sur Internet, de l'omniprésence d'Amazon et des plateformes de vente en ligne, les deux "militants" veulent revenir à un pouvoir d'achat "plus raisonné" avec du "lien entre les habitants". A Crémieu, l'association a également développé un "système d'échange local", une plateforme de services entre citoyens, "qui ne doit pas remplacer les commerces traditionnels", souligne Gilles Barry.
Encore de "l'activité"
"C'est une ville qui bouge", observe Anthony. Des fenêtres de son hôtel, "La Bâtisse", qu'il a rachetée en octobre dernier, le trentenaire a vu la ville se transformer. Désormais, les personnes ne viennent plus à Crémieu "par dépit", comme le rappelait Frédéric Patin.
"Il y a beaucoup de touristes. Cette ville a une petite réputation et profite de l'activité professionnelle de Lyon. Et puis, il y a de quoi visiter pour une commune du Nord-Isère", témoigne cet ancien gérant de boîte de nuit près de Roanne. Sa reconversion dans la restauration et l'hôtellerie se passe bien pour le moment : "Les gens ont encore envie de se faire plaisir." Preuve que, malgré la conjoncture difficile et un pouvoir d'achat en berne, l'espoir reste de mise dans cette région "isolée" du Nord-Isère.