"J'ai l'impression d'être une délinquante sous bracelet électronique" : des médecins accusés de délivrer trop d'arrêts de travail

La Caisse Primaire d'Assurance Maladie (CPAM) de l'Isère a placé 28 médecins généralistes sous surveillance. Ces praticiens sont accusés de faire trop d'arrêts de travail de complaisance.

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Depuis plusieurs mois, le quotidien d'une vingtaine de médecins généralistes est placé sous surveillance. La Caisse Primaire d'Assurance Maladie (CPAM) de l'Isère a épinglé 28 praticiens pour leur nombre d'arrêts de travail délivrés. Ils sont trop nombreux selon la CPAM.

Des contrôles quotidiens

En fin d'année 2023, Sidonie Lecomte a reçu un mail de l'Assurance Maladie. Un courriel vécu comme une punition dans lequel la CPAM lui propose une "mise sous objectif" (MSO). Car, selon leurs statistiques, elle délivrerait trop d'arrêts de travail par rapport à la moyenne.

Concrètement, une MSO contraint le praticien à réduire son nombre d'arrêts de travail prescrits. En cas de non-respect des objectifs fixés par l'Assurance Maladie, il encourt une amende pouvant aller jusqu'à 9 000 euros. 

Pour éviter cette situation, Sidonie Lecomte a refusé cette "mise sous objectif", la plaçant ainsi "sous accord préalable". Sa charge administrative s'est alors alourdi depuis janvier car elle doit désormais justifier chaque arrêt de travail délivré. "Je dois écrire un mail expliquant pourquoi j'arrête la personne, la période, le motif... donc pour le secret professionnel, on passe outre", s'attriste la médecin.

Chaque jour, la praticienne estime ces démarches supplémentaires entre 5 et 10 minutes par patient arrêté. Suivant les jours, cela peut représenter près d'une heure de retard accumulée sur ses rendez-vous. Et lorsque Sidonie Lecomte est absente, elle doit tout de même justifier les arrêts prescrits par ses remplaçants : "Par exemple, je viens de recevoir deux messages d'alerte de l'Assurance Maladie, car je n'ai pas justifié les arrêts délivrés hier, sauf que je ne travaillais pas. C'est une énorme perte de temps."

J'ai l'impression d'être mise sur le banc des accusés et d'avoir un bracelet électronique. C'est extrêmement humiliant.

Dr Sidonie Lecomte, médecin généraliste.

Médecin généraliste depuis 20 ans, Sidonie Lecomte n'avait jamais vécu une telle situation. Aujourd'hui sous surveillance, elle dénonce ce système : "J'ai l'impression d'être une délinquante mise sous bracelet électronique. [...] En plus, j'ai le sentiment que dans l'image de tout le monde, le médecin qui met des arrêts est le mauvais médecin. Je me sens montrée du doigt alors que je ne fais pas des arrêts de complaisance. Je ne m'amuse pas à faire des arrêts."

28 médecins épinglés

Dans le département de l'Isère, le cas de Sidonie Lecomte est loin d'être singulier. La Caisse Primaire d'Assurance Maladie a dans son viseur 28 médecins généralistes. La moitié d'entre eux ont été "mis sous objectif". Les 14 autres praticiens subissent la loi de la "mise sous accord préalable".

Depuis plusieurs mois, le syndicat Médecins Généralistes (MG) France condamne ce quotidien étouffant vécu par les praticiens. "On n'apprécie pas la démarche de la Sécurité Sociale car elle se borne sur l'aspect statistique à partir de ses ordinateurs. [...] On ne peut pas laisser l'humain se faire dépasser par des statistiques. On doit prendre en compte les considérations de pénibilité de travail des patients. On ne peut pas remettre quelqu'un au travail de force alors qu'il a les genoux en compote. Ce n'est pas possible", défend Benjamin Brisson, médecin généraliste et secrétaire MG de l'Isère.

L'Assurance Maladie assure de son côté que les statistiques sont calculées à partir "du taux de précarité de la commune dans laquelle exerce le médecin". Ainsi, ces données sont ensuite comparées à des villes ayant un taux de précarité similaire dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.

"Après, il y a aussi du redressement statistique qui est fait en fonction de l'âge des patients du médecin, du nombre de personnes en affection longue durée. On ne prend pas en compte le nombre de personnes souffrant de cancer par exemple. On essaye de comparer des choses relativement comparables", précise Rémi Blanc, directeur santé de la CPAM de l'Isère.

Des arrêts maladie à 400 millions d'euros par an

Consciente des conséquences que cela peut engendrer dans le quotidien des médecins, l'Assurance Maladie défend ses procédures nécessaires à la bonne santé des comptes de la Sécurité Sociale. En Isère, les arrêts de travail représentent 10 % des dépenses de la CPAM de l'Isère soit 400 millions d'euros par an. Et ce budget a augmenté de 6 % depuis 2021.

"Derrière ces termes de "mise sous objectif" et "mise sous accord préalable", il y a tout un accompagnement avec un médecin conseil qui lui est dédié pour répondre à ses interrogations, pour l'aider dans son travail", explique Rémi Blanc.

Plusieurs de ces praticiens épinglés ont été contactés par mail par la CPAM afin de leur proposer ainsi des échanges téléphoniques pour "accompagner la gestion de [leurs] prescriptions d'arrêts de travail".

"Ce que l'on va expliquer à ces médecins, c'est ce à quoi sert un arrêt de travail. C'est important de l'avoir en tête. Un arrêt de travail est une période transitoire qui accompagne un soin en vue d'une reprise dans l'emploi", confie le directeur santé de la CPAM de l'Isère.

L'Isère perd ses médecins

Suite à sa "mise sous accord préalable", la docteur Sidonie Lecomte va jeter l'éponge en novembre prochain : "Lorsque j'ai reçu les permières lettres, j'ai commencé par pleurer. Ensuite, je me suis demandé ce que j'allais faire. Finalement, j'arrête la médecine générale. [...] Là, ça a été la goutte d'eau car depuis juin dernier, c'est vraiment du harcèlement que je subis."

La praticienne va quitter une patientèle dont elle s'est occupée depuis plus de 15 ans. Elle a choisi de se spécialiser dans la gynécologie médicale. "Je ne serai plus médecin traitant, je ne ferai que de la gynécologie comme ça je ferais moins d'arrêts", déclare Sidonie Lecomte.

En 2023, l'Isère recensait 8,8 médecins pour 10 000 habitants. Des chiffres au-dessus de la moyenne nationale et sa densité de 8,3 praticiens. Mais le département a perdu 65 généralistes sur les cinq dernières années.

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