Le mouvement contre la réforme des retraites s’invite au congrès national de la CGT. Il doit s’ouvrir le lundi 27 mars, à Clermont-Ferrand. Un historien et spécialiste du syndicalisme et de la sociologie des grèves nous aide à décrypter ce mouvement social si particulier et évoque la succession de Philippe Martinez.
Le 53e congrès de la CGT s’ouvre lundi 27 mars à Clermont-Ferrand. Il va durer cinq jours et marquera la fin des huit ans de règne de Philippe Martinez à la tête de la centrale. A la veille de ce congrès décisif, qui va se dérouler sur fond de bataille contre la réforme des retraites, un spécialiste du syndicalisme nous donne quelques clés pour mieux comprendre ce qui se joue. Stéphane Sirot est historien. Il est professeur d'histoire des idées politiques à l’Université de Cergy-Pontoise, spécialiste de l'histoire et de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales. Il explique : « On est face à un mouvement social qui concerne une revendication qui, depuis le milieu des années 90, est devenue le sujet majeur des mouvements sociaux : la réforme des retraites. On a eu le mouvement de 1995, de 2003, de 2007 sur les régimes spéciaux, de 2010 sur le passage à 62 ans de l’âge de départ, de 2019-2020 avec une première tentative de Macron d’une réforme des retraites. On est face à une revendication qui est devenue relativement habituelle ».
Au-delà du 49.3, on est face à un pouvoir politique qui, en matière de passage en force, a placé le curseur extrêmement haut
Stéphane Sirot, spécialiste du syndicalisme
Stéphane Sirot insiste sur l’originalité du mouvement contre la réforme des retraites : « La particularité de ce mouvement est qu’il se réalise dans l’unité syndicale, ce qui est assez peu fréquent. Il faut remonter au mouvement de 2010 pour retrouver un grand mouvement social national qui s’est déroulé dans une configuration unitaire. L’originalité est aussi liée à la situation politique. On est là dans un mouvement qui doit affronter une pratique du pouvoir qu’on n’avait jamais observée jusqu’à présent. Au fond, le 49.3 n’était que la cerise sur le gâteau : il a succédé à toute une série d’utilisation des instruments de la constitution qui permettent de passer en force. Il y a eu l’utilisation du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour faire passer une loi sur les retraites, ensuite il y a eu le recours à l’article 47.1 qui permet de raccourcir les débats parlementaires, puis le vote bloqué au Sénat et le 49.3 derrière. La loi sur un sujet majeur a été adoptée sans jamais avoir été votée par l’Assemblée nationale : c’est quelque chose de tout à fait inédit ».
"Il est difficile de prévoir comment tout cela va pouvoir se dénouer et à quel terme"
L’historien met en avant la configuration un peu différente de ce mouvement social né il y a deux mois : « La différence entre ce mouvement et les précédents tient à la situation politique et à la pratique du pouvoir. On est dans une phase du mouvement social différente de ce qu’on a vécu avant. Depuis jeudi 16 mars, on a eu tous les soirs des rassemblements, des manifestations parfois spontanées. Ce jeudi 23 mars, on a vu une proportion d’étudiants et de lycéens beaucoup plus importante que lors des précédents défilés. On est dans une configuration qui bascule dans quelque chose qu’on avait connu dans les premiers temps de ce mouvement social qui était jusque-là dans une configuration relativement classique. C’est pour cela qu’il est difficile de prévoir comment tout cela va pouvoir se dénouer et à quel terme ». L’historien insiste sur le rôle essentiel des syndicats dans ce mouvement : « Le fait qu’il y ait cette intersyndicale unitaire génère une situation qui aide à obtenir un soutien massif de l’opinion publique. L’autre effet réside dans l’ampleur des manifestations : un rejet unanime génère toujours une mobilisation dans la rue beaucoup plus importante. Il y a peut-être un revers de la médaille car l’unité de cette intersyndicale fait qu’elle se construit sur des bases qui sont le plus petit dénominateur commun. En dépit de l’utilisation du 49.3, l’intersyndicale a convoqué une journée d’actions comme les autres. Elle n’a pas forcément modifié sa manière de construire le rapport de force. On voit bien que le pouvoir politique a mis le curseur du rapport de force très haut. Reste à savoir si l’intersyndicale pourra elle-même élever le curseur au même niveau. Si elle n'y parvient pas par elle-même, cela peut générer une dynamique de mobilisation en-dehors du champ syndical. On pourrait avoir deux sortes de mobilisations parallèles, celle des journées d’actions classiques et ces rassemblements plus spontanés qu’on peut voir dans certaines grandes villes ».
La CGT éclipsée par l'intersyndicale ?
On peut alors s’interroger pour savoir si la CGT n’est pas reléguée au second plan par cette intersyndicale. Voici ce que Stéphane Sirot répond : « Médiatiquement parlant, c’est beaucoup Laurent Berger qui est sur le devant de la scène, car son organisation est devenue la première organisation en termes de représentativité. Ce qui crée la dynamique d’une intersyndicale c’est d’abord le binôme CGT-CFDT. A partir du moment où les deux gros pôles du syndicalisme parviennent à se mettre d’accord sur une revendication, ils peuvent derrière entraîner les autres. Il y a une sorte d’alignement des planètes qui fait que, même si dans l’espace médiatique on peut penser entendre davantage Laurent Berger, c’est quand même l’articulation de ce binôme CGT-CFDT qui fait la matrice de cette intersyndicale. De ce point de vue-là, on ne peut pas vraiment dire que la CGT est vraiment éclipsée ».
C’est un peu tôt pour parler de renouveau du syndicalisme
Stéphane Sirot, spécialiste du syndicalisme
Cette bataille syndicale contre la réforme des retraites marque-t-elle pour autant une renaissance du syndicalisme ? L’historien indique : « Je pense que ce serait aller vite en besogne que de dire qu’on assiste à un renouveau du syndicalisme. Des adhésions se font naturellement dans la foulée des mouvements sociaux et c’est ce qu’il se passe en ce moment. Mais cela ne marque pas dans la durée un redressement du syndicalisme. Les dernières études du ministère du Travail montrent plutôt une baisse des effectifs et des taux de syndicalisation. La pérennité de ce rebond est conjoncturelle. Pour que ce rebond puisse devenir structurel, l’issue du mouvement va compter. Si le mouvement syndical sort victorieux, il en tirera davantage de fruits que s’il en sort vaincu. A chaque fois qu’il y a un grand mouvement social, on a tendance à entendre cette petite musique. On l’avait entendue à l’hiver 2019-2020 : après les Gilets jaunes, certains disaient que c’en est fini des syndicats et qu’il n’y aurait que des mouvements de type Gilets jaunes. On en aura sûrement mais on voit que dès qu’une revendication est jugée légitime par l’opinion publique et nos concitoyens, ils se mettent volontiers derrière les organisations syndicales ».
La question de la radicalisation
Stéphane Sirot évoque les dangers des mouvements plus radicaux : « Ce qu’on appelle radicalisation ou plutôt montée en puissance du rapport de force, est générée par l’autre acteur auquel s’adressent les mouvements sociaux, c’est-à-dire l’acteur politique. Au fond, la situation actuelle met face à face le pouvoir politique et la rue. Le pouvoir politique a fait la démonstration qu’il était déterminé à passer contre tout et contre tout le monde, c’est-à-dire contre le législateur, contre l’opinion publique, contre les organisations syndicales et contre les citoyens qui sont dans la rue. Quand vous mettez tout cela bout à bout, un certain nombre de nos concitoyens peuvent se demander, et notamment les plus jeunes, ce qu’il leur reste pour s’opposer. Le message qui est envoyé est qu’au fond, la seule chose qui peut faire douter le pouvoir politique est l’usage de la violence. C’est cela qui est aussi très inquiétant. Au fond, quand on regarde les deux quinquennats de Macron, la seule fois où il a réellement cédé, c’est quand il a été confronté à une violence de haut niveau lors des affrontements entre Gilets jaunes et les forces de l’ordre. Emmanuel Macron renvoie un message irresponsable ».
La succession de Philippe Martinez
Alors que le congrès de la CGT va bientôt démarrer à la Grande halle d’Auvergne, près de Clermont-Ferrand, le spécialiste du syndicalisme décrit le climat très particulier dans lequel il va se tenir : « Le congrès va se dérouler alors même qu’un mouvement social n’est pas terminé. Ce mouvement social va s’inviter dans le cadre du congrès. On ne peut pas savoir de quelle manière il va s’inviter. Est-ce que c’est quelque chose qui va générer une forme de rassemblement de l’organisation, dans la mesure où l’on sait que le climat au sein de la CGT est très tendu ? On peut penser que cela bénéficiera aux orientations de la direction sortante. Est-ce que cela va, au contraire, dynamiser ceux qui s’opposent à Philippe Martinez, notamment Olivier Mateu, qui porte une candidature alternative ? ». Omniprésent depuis le début de la bataille contre la réforme des retraites, Philippe Martinez va devoir passer la main. Sa succession est très ouverte : « La situation sera dénouée pendant le congrès. Cela génère des tensions internes extrêmement importantes. Habituellement, dans les congrès, quand il y a des tensions, on essaie de les aplanir au maximum avant le congrès. Là, ce n’est pas du tout le cas. Les derniers comités confédéraux nationaux ont été très tendus. Il y a deux candidatures qui se font face : celle portée par la direction actuelle, avec Marie Buisson, et celle de l’alternative, jugée hors statuts aux yeux des conditions mises par la direction confédérale, avec la candidature d’Olivier Mateu. Il y a une troisième voie que certains cherchent à construire, notamment la majorité des plus grosses fédérations de la CGT, avec la candidature de Céline Verzeletti ».
Le nom du successeur de Philippe Martinez sera connu vendredi 31 mars. D'ici là, une nouvelle journée de mobilisation interprofessionnelle et intersyndicale est d'ores et déjà programmée mardi 28 mars.