Alors que les syndicats appelaient à manifester contre l’austérité, le marché populaire de Clermont-Ferrand s’animait, ce vendredi 13 octobre. Retraités, mères de famille, chômeurs …En proie à un pouvoir d’achat en baisse, ils ont accepté, au détour de leurs courses, de nous livrer leurs difficultés du quotidien. Témoignages.
Le soleil vient à peine de se lever, à Clermont-Ferrand... et le marché s’éveille déjà. Une fois par semaine, toute l'année, qu’il pleuve, neige ou vente, le marché du quartier populaire de Montferrand occupe les rues de l'ancienne cité médiévale de la ville. Il est 8h00 et les commerçants s’activent à déployer leurs tables et parasols pour vendre fruits, légumes, vêtements, épices et autres objets d'intérieur. Claudine, 68 ans, vit au rythme de ce marché. Elle habite dans l’un des modestes appartements qui entourent la vingtaine de stands qui transforment ce qui était à l’origine de simples places de parking. Sa fenêtre donne littéralement sur le marché. Chaque vendredi, l’odeur d’encens et d’épices lui picote les narines. “C’est mon réveil hebdomadaire”, sourit-elle, tout en claquant la porte d’entrée de son appartement, comme attirée par ces parfums. Elle est l’une des premières clientes à venir arpenter ce dédale de stands et de camionnettes.
"Je ne vis pas, je survis"
La sexagénaire est à la recherche de la bonne affaire. Ici, tout peut être au rabais. Tout est une affaire de “tchatche”, selon Claudine. Le marché de Montferrand est, selon elle, l’un des derniers endroits où tout peut être négociable. Devant le stand d’un primeur, elle profite de l’horaire pour enclencher une première manœuvre de négociation : “Je vois qu'il n'y a pas de prix sur les légumes, c’est gratuit, c’est ça ?”. Le commerçant est désarçonné. “Ah ! On peut toujours vous faire un prix, Madame”, tente-t-il. “Un bon prix alors !”, insiste Claudine. Après négociation, elle parvient à enlever quelques centimes du prix au kilo. Chaque économie compte. Surtout quand on vit avec une petite pension de retraite. Tout en calculant la monnaie rendue, elle se livre : “Je gagne 500 euros de retraite par mois. C’est simple, je ne vis pas, je survis. En venant ici, j’économise beaucoup. Je n’ai pas à prendre ma voiture donc j‘économise de l’essence. Ici, je peux négocier alors que dans un supermarché on nous force à acheter toujours plus. Et puis, c’est un marché populaire, les prix sont parfois imbattables”. Au fil de la conversation, Geneviève, une autre habituée du marché, nous interrompt : “Ah ! On vivait mieux avant”. Elle précise : “Avant les pêches comme celles-ci, c’était trois francs le kilo”, se souvient-elle. Aujourd’hui, le prix est presque le même… mais en euros.
"En fait, ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas acheter plus cher, ils ne peuvent pas acheter tout court"
La retraitée nostalgique avoue ne plus prendre plaisir à faire ses courses. “C’est un casse-tête sans nom. Je veux pouvoir bien manger sans me ruiner. Je trouve qu’ici c’est le seul endroit où je peux le faire”, souffle-t-elle. Trouver le bon rapport qualité-prix, c’est l’équation que Geneviève essaie de résoudre entre les étals. “3,50 euros s’il vous plaît madame”, demande Slimane, l’un des dix primeurs qui occupent le marché. Il partage le désarroi de Geneviève. “Je vois des clients de plus en plus pauvres.
À chaque fois, lorsque je remballe le stand, je laisse toujours ce qui va finir à la poubelle dans des cageots, par terre. J’ai vu plusieurs fois des gens se servir : des étudiants, des SDF, des retraités.
Slimaneprimeur au marché de Montferrand
Il poursuit : "Vu que les étudiants n’ont pas l’habitude de faire ça, ils nous demandent avant de prendre. Ils ont peur de dire qu’ils volent ou je ne sais pas”. En près de 15 ans de marché, Slimane avoue voir les habitudes de ses clients changer : “Les gens achètent moins et regardent beaucoup les prix. Les gens n'essaient même plus de venir à la fin du marché pour négocier. En fait, ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas acheter plus cher, ils ne peuvent pas acheter tout court. Moi, je les laisse prendre. De toute façon, ça va finir à la poubelle, vaut mieux que ça nourrisse des gens”. Face à une clientèle qui se heurte à un pouvoir d’achat toujours plus bas, Slimane perd espoir : “Le marché est devenu mort. Avant à cette heure-ci, c’était plein. Maintenant, regardez autour de vous, il n'y a personne. Je me demande ce que je fous ici des fois. Entre le gasoil, la location de la place, les impôts et les gens qui n'achètent pas, je me demande si je ne vais pas arrêter. J’en suis à me demander si ce n'est pas mieux que je gagne le RSA plutôt que de travailler pour des miettes et m’endetter”, déballe-t-il avec amertume. Estimant partagé le même quotidien difficile que ses clients, Slimane ferme parfois les yeux sur certaines choses pour “les sauver”. “Pour rire, je dis souvent qu’il faudrait lancer une cagnotte pour qu’ils puissent nous acheter quelque chose. Mais c’est la vérité. Je vois des personnes âgées voler devant mes yeux. Je vois très bien qu’ils me volent mais je ne vais pas les courser pour trois pommes et une tomate. S’ils font ça, c’est qu’ils sont vraiment dans la m*rde. Je préfère fermer les yeux. C’est ma façon de faire l'aumône”.
"Je vais aller manifester"
Quelques minutes plus tard, un vieil homme tente de négocier avec Slimane : “Tu ne peux pas baisser le prix ?”. “Non, désolé tonton”, répond le commerçant. Le quinquagénaire insiste : “5 euros, c’est vraiment trop cher. Je n’ai que ça sur moi”, dit-il tout en montrant les pièces de monnaie dispersées sur la paume de sa main. Slimane cède : “Bon, donne, ce n’est pas grave”. Un grand sourire de soulagement illumine le visage du quinquagénaire, Jamel. Il emporte son sac de carottes et de poivrons : “Je vis au RSA. Avec 500 euros par mois et deux bouches à nourrir, j’ai un budget limité pour mes courses. Il ne me restait que ça pour finir d’acheter tout ce dont j’avais besoin”. Jamel a l’air pressé. Un rendez-vous pas comme les autres l’attend : “Je vais aller manifester”, sourit-il. En effet, aujourd’hui a lieu la manifestation contre l’austérité et pour une hausse généralisée des salaires. Il s'emporte. “On crève pendant que d’autres s’en foutent plein les poches. Il y en a marre de se laisser marcher sur les pieds. On ne nous écoute pas. Mais moi, je ne lâcherai pas“, lâche Jamel avant de repartir tranquillement dans les allées.
À quelques mètres de là, quelques badauds retournent les tas de vêtements dans l’espoir d’y extraire la bonne couleur, le bon modèle, la bonne affaire. Un jogging de marque attire l’attention de Sofiane, 11 ans. Il essaie d’attendrir sa maman : "Les jeunes s’en foutent : ils ne veulent que de la marque”, souligne la mère de famille tout en levant les yeux au ciel. Et de la marque, en tout cas ce qui y ressemble, Sofiane peut l’avoir à un prix dérisoire. Au grand dam de sa maman : “Même s’ils font la taille de mon petit doigt, ils voudront quand même acheter un vêtement XL à cause du logo qu'ils auront vu sur l’étiquette". Amira cède à tout pour ses enfants. Avec un salaire de femme de ménage à temps partiel, soit 300 euros par mois, la mère de famille tente de satisfaire, tant bien que mal, les désirs de son ado. “Ce n’est pas qu’on galère qu’on doit avoir un look de pauvres, lance Amira. D’autant plus que les jeunes se jugent beaucoup entre eux. Si je peux avoir pour mon fils le dernier jogging ou la dernière paire de basket à la mode pour seulement 15, 20 euros, j’y vais. C’est ici que j’ai acheté ses habits de rentrée d’ailleurs”.
Puisque tout est une question d’apparence, Mohammed, commerçant, tente d'en donner une belle au marché. Derrière son stand de tapis, il travaille à démocratiser l’image du marché sur les réseaux sociaux et à faire venir une clientèle plus jeune. Sur les posts, il met en avant ses derniers modèles. Il regrette la réputation du quartier qui fait fuir une certaine clientèle. “On fait des vidéos pour faire connaître le lieu, ramener des jeunes, mais aussi une clientèle qui a les moyens mais qui a peur de venir ici”, précise-t-il tout en déployant ses tapis comme un parchemin devant ses clients.
Il est 12 heures, les derniers retardataires se pressent pour acheter ce qui leur manque. Les commerçants vident peu à peu les allées. Le marché commence doucement à s’éteindre. Le grand marché populaire dévoile peu à peu la grande bande de bitume. Le marché n’est plus. Il redevient l’un des rares lieux de stationnement gratuits du quartier. Au moins jusqu’au vendredi suivant.