S’ils sont mal utilisés, certains médicaments présentent un risque d’accoutumance voire d’addiction. Quels sont ces médicaments ? Comme en faire un usage raisonnable pour éviter les risques ? Un addictologue nous répond.
Valium, tramadol, somnifères... S’ils sont bien utilisés, ces médicaments sont sans danger et utiles, mais ils peuvent aussi devenir addictifs. Quand ce qui doit nous soigner provoque une maladie, il est parfois difficile de trouver des solutions. Pour le professeur Nicolas Authier, addictologue au CHU de Clermont-Ferrand et au centre hospitalier d'Aurillac, les médicaments présentant le plus grand risque addictif sont les anxiolytiques, les somnifères et certains médicaments anti-douleur qu'on appelle les antalgiques opioïdes. “Ce sont les principales classes, et ce sont aussi les plus prescrites. Les deux premières classes appartiennent pour la plupart à une même famille qu'on appelle les benzodiazépines. Leur mécanisme d'action est comparable, c'est pour ça qu'ils ont tous le même risque de dépendance. Il y a aussi le Lyrica (ou prégabaline), très utilisé pour certaines douleurs, qui fait l'objet d'un trafic de médicaments, y compris avec l'Europe de l'Est et l'Afrique du Nord. On voit, peu à peu, de plus en plus de gens dépendants à cette molécule. Soit parce que les patients l'ont eu d'abord pour une douleur, soit parce qu'elle est intentionnellement utilisée comme une drogue. Au final, ils n’arrivent plus à l'arrêter.”
Comment s'installe l'addiction
Comme toutes les substances qui rendent addict, elles vont agir sur le système qu'on appelle de récompense, le système du plaisir. “Il fonctionne en partie grâce à la dopamine. On a tous un système de la récompense et du plaisir, heureusement, mais ce système peut se mettre à dysfonctionner parce qu'il va être exposé longtemps à une substance d'une part, et d’autre part parce que la personne a une vulnérabilité individuelle qui fait qu'elle sera plus sensible à cela. Tout le monde ne devient pas addict en prenant des médicaments. Chez ces personnes vulnérables, ce système de récompense se met à dysfonctionner”, explique le professeur Authier. Le cerveau ne fait plus les bons choix. “Lorsque le cerveau sait qu’il ne doit pas faire un choix concernant la consommation d'une substance mais qu’il n'arrive plus à se réprimer, il génère ce que l'on appelle du craving. Ce sont des envies irrépressibles, irrationnelles de consommer la substance. C'est ça, l'addiction. Je consomme, je sais qu’il ne faut pas le faire, mais je ne peux pas m'en empêcher. On perd le contrôle. On ne peut plus s'empêcher d'en prendre, même si on sait que ce n'est pas bon pour la santé, notamment par la quantité qu'on consomme et pour les motifs pour lesquels on consomme.”
Des effets proches des drogues illicites
Ces médicaments peuvent alors avoir des effets agréables proches de certaines drogues illicites : "Si vous prenez la prégabaline, si vous prenez le tramadol, le zolpidem (stilnox) ou l'alprazolam (xanax), tous ces produits-là, en fonction de la posologie à laquelle vous allez les prendre, peuvent avoir un effet euphorisant, désinhibiteur ou parfois stimulant, qui peut se rapprocher des effets des drogues. C'est ce qu'on appelle l'effet renforçant positif, un effet qui vous encourage à prendre la substance, un effet agréable. Ces substances peuvent également soulager une souffrance pour laquelle n'est pas fait le médicament, mais ça la soulage quand même. Ou alors, vous pouvez, en faisant un mauvais usage du médicament, en tirer un autre bénéfice”, alerte Nicolas Authier. Il explique que ces effets sont en partie à l’origine de la dépendance : “On ne devient pas addict du jour au lendemain, avec aucune drogue, qu'elle soit licite ou illicite, mais on n'en consomme jamais pour rien. Il y a toujours un effet qui est positif au début. Lorsqu'on bascule dans l'addiction, il n'y a plus rien de positif, on consomme parce qu'on ne peut plus s'en empêcher.”
D'autres risques pour la santé
Au-delà de l’addiction, d’autres dangers surviennent avec la prise déraisonnable de ces substances : “En ce qui concerne les anxiolytiques, les somnifères, ça peut entraîner des troubles du comportement et des problèmes de mémoire importants. Ça ralentit énormément le fonctionnement du cerveau. Vous perdez une partie de votre énergie vitale. Ça endort votre cerveau donc ça vous permet de supporter des choses désagréables, mais ça vous empêche aussi de vivre pleinement les choses agréables. On est plutôt dans un mode de survie que de vie agréable. Si on en prend trop, il y a des risques d'arrêts respiratoires. Concernant les antalgiques aux opioïdes, par exemple, la morphine, la codéine, le tramadol, le risque, au-delà de celui de l'addiction, c'est le risque de surdosage et d'arrêt respiratoire”, prévient le docteur Authier.
De nombreux patients exposés
Selon lui, il n’y a pas de phénomène addictif en expansion, mais l’addiction aux médicaments est mieux connue et donc plus souvent diagnostiquée : “On ne prescrit pas plus ces médicaments. On prescrit à 13% des Français des anxiolytiques, à 17% des Français des antalgiques opioïdes. C'est beaucoup mais c'est stable. On voit une légère diminution pour les anxiolytiques et une stabilité pour les antalgiques opioïdes. On n'est pas en train de voir exploser les addictions, mais on est en train de se rendre compte qu'elles existent aussi avec des médicaments. Quand on prescrit des médicaments à 11 millions de personnes chaque année, autant dire que l'exposition à la substance est bien supérieure à l'exposition à l'héroïne par exemple, pour laquelle il y a environ 200 000 consommateurs. Le nombre de patients exposés est tel qu'en cas de mauvais usage, cela peut générer beaucoup de dépendants, plus peut-être que chez les consommateurs de drogues illicites.”
Les signes de l'addiction aux médicaments
Voici les signes d’une addiction aux médicaments qui doivent vous alerter : “Quelqu'un qui manque de médicaments, c'est quelqu'un qui va devenir irritable, colérique, véritablement instable, qui va être à la recherche du médicament par tous les moyens possibles, qui va multiplier les demandes de consultation médicale pour avoir des ordonnances, qui peut être amené parfois à changer de pharmacie pour éviter d'être identifié comme quelqu'un de dépendant. C'est quelqu'un dont l'usage du médicament en quantité trop importante finit par avoir un retentissement sur son comportement familial, social, professionnel, quelqu'un dont le comportement, le contact peut changer, qui par exemple dans la journée, a des moments d'endormissement qui ne paraissent pas adaptés”, détaille le docteur Authier.
Prendre des traitements de la bonne façon
Pas question pour autant de fuir ces médicaments. Avec le bon dosage et sous surveillance médicale, ces traitements ont de nombreux bénéfices et restent “des bons médicaments”. Les médecins imposent certaines règles, pour un traitement sans risque : “L'enjeu sur ces médicaments, c'est d'essayer de ne pas les prendre trop longtemps. Les anxiolytiques, on doit les prendre pendant quelques semaines. On ne doit jamais dépasser 12 semaines, c'est même déjà un peu long. L'idée, c'est de ne pas les prendre quotidiennement. Les somnifères, on ne doit pas dépasser 2 à 4 semaines, sinon c'est qu'il y a un autre problème sous-jacent à traiter qui ne sera pas soigné.”
On ne prend pas un antalgique pour s’endormir, on ne prend pas un antalgique pour ses angoisses, on ne prend pas un antalgique pour se stimuler le matin.
Nicolas Authier, addictologue
Pour les antalgiques, c'est un peu différent. “Dans le cas d'une douleur aiguë, il faut penser à les arrêter le plus tôt possible, lorsque la douleur a diminué en intensité, et surtout ne pas les prendre pour autre chose que la douleur. Quand on doit prendre un antalgique pour une douleur chronique, entre 3 et 6 mois de traitement, il faut rediscuter de la pertinence de ce traitement. C'est à partir de cette date-là qu'on va voir apparaître le début de la dépendance, d'abord physique, plus psychologique. Ce sont alors les traitements qui sont de plus en plus difficiles à arrêter, alors même qu'ils vont perdre progressivement leur efficacité. Le rapport entre les bénéfices et les risques devient défavorable.” Les erreurs à ne pas commettre peuvent aussi venir du patient : "Ce ne sont pas des médicaments qui sont faits pour de l'automédication. Ils sont sur prescription médicale. Il ne faut jamais pratiquer l'automédication avec ces médicaments. Il ne faut jamais les partager avec son entourage. Il faut respecter les posologies mais surtout il faut être vigilant sur la durée de la prescription et les finalités d'usage”, conseille Nicolas Authier.
Les profils à risque
Certains patients ont plus de risque de développer une addiction aux médicaments : “Le profil le plus à risque, c'est probablement les patients qui sont les plus anxieux, les plus soucieux. Pour une personnalité anxieuse ou pour un véritable trouble anxieux, ils peuvent trouver dans ces médicaments un bénéfice au début du traitement qui les encourage à continuer. Or, si vous avez une anxiété chronique, le traitement de référence, ce sont les antidépresseurs, pas les anxiolytiques. Ça vous paraît contre-intuitif, mais le traitement de fond d'une anxiété chronique, ce sont les antidépresseurs. Il n'y a pas d'addiction aux antidépresseurs. On ne devient pas addict à ces médicaments. Les anxiolytiques, c'est autre chose. L'alprazolam, le xanax, le bromazépam, le lexomil, le valium, le lysanxia, le prazépam, ceux-là donnent des addictions”, affirme Nicolas Authier.
Traiter l'addiction
Mais alors, comment soigner l’addiction aux médicaments ? “D'abord on essaie de regarder si ce patient a ce qu'on appelle une comorbidité, c'est-à-dire une pathologie sous-jacente qui a facilité cet usage non conventionnel. On va essayer de rechercher un trouble anxieux, un trouble de l'humeur, une dépression cachée, des antécédents de stress post-traumatique, des antécédents de violence psychique ou physique dans l'enfance. Il faut si possible aller traiter la cause, ce qui entretient ou ce qui a favorisé l'addiction avant de traiter l'addiction elle-même. On n'a pas de traitement spécifique pour l'addiction aux anxiolytiques ou aux somnifères, alors on met en place des protocoles de sevrage progressif très lents avec une psychothérapie et un soutien associés. Cela peut être assez anxiogène. Paradoxalement, les anxiolytiques, lorsqu'on est devenu addict, sont très anxiogènes à l'idée même de les arrêter”, insiste le professeur Authier.
Pour les antalgiques opioïdes, les médecins disposent de plus d'outils thérapeutiques. “On peut d'abord essayer une diminution progressive de l'antalgique, à condition que la douleur ne revienne pas bien sûr. Il faut surveiller le motif premier de l'usage de ce traitement. Si cette diminution progressive est difficile, alors on pratique de la substitution, on remplace la molécule plus problématique par une autre molécule qui sera plus facile à arrêter. Elle va empêcher le patient d'être en manque, va supprimer les envies de consommer et souvent elle a des propriétés plus intéressantes pour organiser un sevrage dans des conditions plus aisées, plus confortables. Ce sont les molécules qu'on utilise pour les sevrages en héroïne. L'héroïne c'est un opioïde, ce n'est jamais que de la morphine légèrement modifiée.” En France, 80% des décès par surdose sont dus aux opioïdes.