Depuis dix ans, les journalistes Mathieu Martinière et Robert Schmidt suivent à la trace Interpol, l'organisation internationale de police, dont le siège se trouve à Lyon. Financements troubles par des entreprises privées et des pays autoritaires, utilisation des "notices rouges" contre des opposants politiques, le duo lève le voile sur une institution qui cultive le secret.
Interpol : c'est un nom qui charrie de nombreux fantasmes. Ses missions sont mal connues du grand public et l'institution centenaire entretient une culture du secret. L'organisation, qui regroupe les polices de 195 États et délivre les célèbres "notices rouges", se pare d'une aura de mystère.
Il y a dix ans, Mathieu Martinière et Robert Schmidt, deux jeunes journalistes indépendants de Lyon, décident de faire un article sur Interpol, dont le siège se trouve justement dans leur ville. Le duo se heurte alors à un mur d'opacité. "C'est une organisation qui nous faisait rêver. Ils nous ont pris de haut et ça nous a titillé", se rappelle Mathieu Martinière.
"C'est comme un polar, où tout est vrai"
Alors, pendant une décennie, le duo a mené l'enquête, publiant de nombreux articles sur l'organisation. Des années d'investigation qui ont abouti à un documentaire en 2018, diffusé sur Arte "Interpol, une police sous influence ?" et à un livre en octobre 2023 "Interpol, L'enquête", pile à temps pour les 100 ans de l'organisation.
Financements obscurs, notices rouges éditées contre des innocents, déni sur le passé nazi d'Interpol : le duo tire un à un les fils et lèvent les secrets. "C'est comme un polar, où tout est vrai", sourit le journaliste.
Fantasme et réalité
Mais déjà, c'est quoi Interpol ? Des agents secrets ? Une super police internationale ? Une agence qui déclenche les notices rouges, désignant les grands criminels internationaux ?
"Interpol ce n'est pas comme dans "Red Notice" (ndlr : comédie d'action de Netflix) : l'agent, pistolet à la main, qui va franchir les frontières, clarifie le journaliste. C'est plutôt un fonctionnaire devant un ordinateur. Interpol sert de support aux polices nationales, c'est un canal de diffusion entre les polices du monde entier."
S'il faut mettre au placard l'image d'un super agent armé sur le terrain à la James Bond, Interpol n'hésite pas à jouer avec les codes hollywoodiens. Sur la chaîne YouTube de l'organisation, une vidéo présente le travail d'analyste, en reprenant les codes des comédies d'action.
L'actrice dialogue avec la voix off, il y a des écrans partout, la reconnaissance digitale est accompagnée d'un bip, une musique dramatique et une belle morale. Sarah, l'analyste, tient à rappeler que "les vrais héros sont les forces de polices et les agences sur le terrain qui font les arrestations".
Problématiques notices rouges
"Il y a une opacité nécessaire pour ce genre d'organisation, analyse Mathieu Martinière. Le précédent secrétaire général (ndlr : l'Américain Ronald K. Noble) cultivait le mythe d'Interpol, car ça donnait une bonne image. Le nouveau secrétaire (ndlr : l'Allemand Jürgen Stock) est plus transparent. Mais ce n'est que depuis deux ans qu'on a des statistiques sur les notices rouges."
Les "notices rouges" (ou red notices en anglais), sont des demandes de localisation et d'arrestation de personnes recherchées. "Elles n'ont pas de valeur juridique, ce ne sont pas des mandats internationaux, mais elles sont suivies par de nombreux États", explique Mathieu Martinière.
"Des innocents peuvent être arrêtés"
Ce sont les polices des États qui demandent l'édition de ces notices à Interpol. L'homme d'affaires Carlos Ghosn fait l'objet d'une notice rouge à la demande du Japon.
"Le problème, c'est qu'il y a de plus en plus de notices litigieuses, plusieurs centaines par an, alerte le journaliste. Donc potentiellement des personnes innocentes qui peuvent être arrêtées, détenues ou extradées vers des pays qui ne sont pas des démocraties. Des opposants politiques, des militants, des journalistes, peuvent se retrouver pris dans les mailles du filet."
La cause de ces notices litigieuses, selon les auteurs du livre : le manque de financement de l'organisation internationale. "Ils n'ont que 40 salariés pour contrôler les 20 000 notices rouges et diffusions concernant des personnes recherchées, faites chaque année."
"C'est une organisation qui dysfonctionne à cause des financements. Interpol coordonne 195 États, avec 1 100 salariés pour 150 millions d'euros de budget, quand Europol a 1 400 salariés pour 200 millions de budget."
Mathieu Martinière, journaliste d'investigation
Le nerf de la guerre
Cette question du financement d'Interpol est au cœur des investigations du duo de journalistes depuis 10 ans. "On a suivi l'argent et on s'est aperçu qu'au début des années 2010, Interpol était financée par Philip Morris (ndlr : entreprise internationale de tabac), la FIFA et l'industrie pharmaceutique. Ça posait des problèmes d'intégrité et de conflits d'intérêts."
Un financement par des partenariats privés, remplacé depuis 2016 par des États prêts à davantage contribuer, indique l'enquête. "Aujourd'hui, ce sont des États autoritaires, comme les Émirats arabes unis ou l'Arabie Saoudite, qui font des contributions exceptionnelles", détaille Mathieu Martinières.
Pour le duo de journaliste, le risque majeur est alors l'instrumentalisation d'Interpol par des États autoritaires, à la recherche d'une image de respectabilité ou qui veulent traquer des opposants politiques à l'étranger.
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Le sous-financement d'Interpol par l'ensemble de ses États membres est pour Mathieu Martinière et Robert Schmidt la grande problématique de cette organisation internationale. Installée au cœur de la capitale des Gaules, elle tente de coordonner les polices de 195 pays, aux régimes politiques variés, avec un budget moindre qu'Europol, qui ne concerne que l'Union Européenne.