Gilles Riou est psychologue du travail. Selon lui, la fin du télétravail et le retour en entreprise est un moment crucial à ne pas manquer pour les entreprises comme pour ses salariés, et plus généralement pour la société.
A compter de ce mercredi 9 juin, le télétravail n’est plus la norme, même si il reste privilégié. Un retour progressif dans les bureaux est donc amorcé. Mais le contexte reste toujours anxiogène, alors comment faire pour que ce nouveau changement se passe au mieux ? Entretien avec Gilles Riou, psychologue du travail.
Comment faire, lorsqu’on est employeur, pour bien préparer la fin de l’obligation du télétravail ?
Je vais utiliser une métaphore : le covid c’est un très long voyage en terre inconnue, non préparé et pour tout le monde. C’est comme si Thomas Pesquet partait sur la Station Spatiale Internationale sans aucun entraînement, sauf que là, tout le monde est parti et tout le monde est en train de revenir. L’employeur doit d’abord se poser la question : où j’en suis personnellement ? Comment ai-je vécu ce voyage ? Si pour lui la réponse n’est pas claire, le risque c’est qu’il calque sur ses employés ses besoins à lui, ses peurs à lui et là il peut y avoir des risques de clashs.
Le second point, c’est de prévoir des sas, des temps de retour, de partage autour de cette expérience. Comme lorsqu’on rentre d’un long voyage et que l’on doit se réadapter à une vie normale alors que cette nouvelle vie n'aura pas la même normalité qu'avant. Il faut se préparer à l’accepter et à découvrir ce qui va se passer, car on ne sait pas toujours quelles seront les conséquences.
Pour cela, il faut savoir s’appuyer sur les acteurs de relations au sein de l’entreprise : les ressources humaines, les représentants syndicaux. Ils sont des relais essentiels pour créer des espaces de discussion, de réflexion. Un proverbe dit loin des yeux, mais près du cœur. Un des excès c’est que l’on sait pertinemment que la caméra ne remplace pas la communication humaine, mais ce que l’on perçoit moins c’est l’accumulation de ces manques et des effets qu’ils ont produits sur nous, notamment sur les craintes que cela a pu faire naître, sur les représentations des autres qui ont pu évoluer. C’est là-dessus que l’on peut travailler pour trouver des terrains de discussion et éviter les clashs.
Et lorsque l’on est employé ? Comment se prépare-t-on au mieux?
Je pense que les questionnements ne sont pas forcément différents. C’est juste la responsabilité qui change. Néanmoins croire qu’un employé n’a pas de responsabilité serait une erreur, d’abord coûteuse pour lui-même. Il doit commencer par faire le point sur sa propre situation. Il peut se tourner vers les mêmes interlocuteurs : managers, ressources humaines, syndicats, mais aussi auprès de ressources extérieures, comme les psychologues du travail. Tous peuvent l’aider à faire le point. Certains reviennent d’un tour du monde et reprennent leur vie d’avant, d’autres finalement se disent que non c’est impossible. Dans tous les cas, il faut que ce soit clair pour lui lorsqu’il revient.
Si la transition est mal gérée, quel est le plus grand risque selon vous ?
Le risque majeur c’est la déloyauté. Si une personne revient avec une expérience très forte, mais elle n’a pas été entendue, accueillie et respectée, elle peut vivre un conflit de valeur entre ce que l’entreprise promeut et ce qu’il vit en réalité. Il y a des moments à ne pas manquer et le retour en entreprise en fait partie. Si quelqu’un revient d’un long voyage et vous n’êtes pas là pour l’accueillir, ça ne se rattrape pas.
Il faut que le management soit attentif et accepte qu’il puisse y avoir des choses qui ont changé. L’enjeu du télétravail ce n’est pas le présentiel ou le distanciel, c’est un enjeu d’animation, de lien social. Le risque c’est donc la déloyauté : les gens vont continuer de bosser, mais le jour où ils peuvent faire un coup à ma boite, ils ne s’en privent pas. J’ai un exemple concret : un jeune avocat brillant. Il bosse comme un malade durant le confinement avec ses collègues, à faire des heures supplémentaires. Ils ne sont pas mauvais, ils sont reconnus et gagnent beaucoup d’argent, mais en revenant leur patron leur dit « fini les vacances les enfants, vous retournez au boulot ». Le jeune avocat dont je parle dit "OK, puisque c’est comme ça, je prends un max de clients pour moi et dès que je peux, je pars". Il a suffi d’une phrase. Il est là l’immense risque. C’était un manque de reconnaissance de ce qu’il s’est vraiment passé et un manque d’imagination sur l’avenir de la part de son employeur. Le monde ne sera pas comme avant et il faut s’y préparer.
En tant que psychologue du travail, qu’avez-vous remarqué comme changement durant cette période de télétravail ?
La demande de consultation a explosé autour de plusieurs axes. D’abord se retrouver en tête à tête avec sa famille en permanence quand on est habitué à la voir le soir et le weekend ça peut être compliqué. On s’est questionné sur l’augmentation des violences conjugales, à juste titre, mais sans aller jusque-là, il y a eu aussi des besoins de gestion de vie de couple ou de famille. Le travail a envahi la vie de famille et vice-versa avec des choses drôles parfois et parfois des choses moins drôles.
Il y a un besoin criant dès lors: retrouver des repères en ayant un lieu d’intimité, un lieu privé et des lieux de sociabilité au travail, au cinéma ou au restaurant. On s’est rendu compte que sortir n’est pas seulement une commodité et du plaisir. C’est aussi un besoin extrêmement profond de séparation des univers qu’il faut traiter au risque de tomber dans la dépression ou la violence.
Retourner à une vie de petits plaisirs en allant, entre autres, au restaurant ou cinéma est donc la solution pour retrouver une forme d’équilibre ?
Non. Le covid nous a profondément perturbés. En plus des peurs qu’il a amenées : celle de tomber malade, de mourir, de perdre son emploi, il nous a fait, à mon avis, réaliser que ce sont des sujets sociétaux beaucoup plus lourds. Pour faire une nouvelle analogie, cela ne se réglera pas avec une ou deux années d’années folles de surconsommation pour compenser cela comme cela a été le cas après la Première Guerre Mondiale. L’histoire nous apprend que ce n’est pas suffisant. On ne peut pas se lancer dans une frénésie de consommation, d’autant plus à l’heure du réchauffement climatique.
En plus de ça, le covid a mis en évidence qu’il y a d’un côté qu’il y a des métiers essentiels peu reconnus - le nombre de suicides des internes, qui est un des métiers considéré comme des plus prestigieux, en est un exemple criant - et d’un autre côté l’existence massive des bullshit jobs où les gens se sont retrouvés au chômage partiel. Ces gens-là en sont venus à se demander quelle est leur place dans la société, quel est le sens de leur vie là-dedans. Tout à chacun on se pose la question et on risque de se perdre dans le divertissement pour oublier les problèmes. Mais cela ne suffira pas, toutes ces questions existentielles reviendront en puissance. Là c’est la responsabilité, j’insiste, des employeurs, des représentants syndicaux et des pouvoirs publics, de tout le monde, de régler ces questions de fond.
Avez-vous le sentiment que le grand public se rend compte de cela ?
Je pense que la prise de conscience existe. La véritable difficulté c’est que si chacun se pose la question, personne n’est en capacité d’y répondre de manière collective. J’ai trouvé une réponse intéressante récemment : 500 commerçants qui ont dit stop à Amazone. Pour eux le sens de leur travail, c’est pouvoir se rendre compte de sa valeur ajoutée, de savoir pourquoi on travaille et pour qui, en l’occurrence pour les gens vivant près de leurs commerces. Je trouve que c’est une tentative de réponse intéressante. Plus généralement je serai tenté de dire qu’il faut un Grenelle du travail. C’est des questions qu’il faut se poser.
Quel est le risque que ces questions ne soient pas traitées ?
Sans réponse globale on arrive à des comportements de résignation. Au niveau individuel ils s’entendent, mais quand ils s’agrègent au niveau collectif, on aboutit forcément à de la violence et des passages à l’acte. Je ne veux pas sur interpréter la gifle prise par Emmanuel Macron hier, mais on est là dans le cas de quelqu’un qui n’a plus rien à perdre, qui n’a pas conscience de ce qu’il fait, et ça, c’est très grave.
Quand les gens sont résignés collectivement, ça ne dure jamais très longtemps. Si on n’a rien à perdre, on peut faire n’importe quoi. On en a vu sans doute la prémisse avec des gens qui se radicalisent idéologiquement et qui en arrivent à commettre des actes terroristes. On le voit aussi avec les gilets jaunes. C’est une crise du travail de base, une crise d’une forme de précarité, mais aussi du travail qui n’a pas de sens, dans lequel on se crève et dont on ne trouve plus de sens, sans parler de la rémunération. Si une réponse collective n’est pas trouvée, c’est dangereux. Lorsque les gens ne savent plus quoi faire, il risque de basculer dans une forme de violence.
Dans le cadre du travail comment cette violence pourrait resurgir ?
L’une des formes de violence qu’on risque de voir dans le cadre du travail c’est l’exacerbation des violences en interne comme le harcèlement. D’un point de vue systémique, le harcèlement se traduit par le bouc émissaire. Je m’explique : le groupe est conscient qu’il y a un problème, mais qu’on n’arrive pas à le trouver, du coup on se paie la tête de quelqu’un, car il est faible et ne peut pas se défendre. Le nombre de demandes d’intervention des psychologues du travail sur ce sujet a explosé. Et lorsqu’on va étudier ça de plus près, au-delà des faits parfois graves qui existent, on se rend compte que bien souvent il y a une crise plus profonde du sens du travail à laquelle il est nécessaire d’apporter des réponses.