"On s'est tu et on a encaissé trop longtemps!" : paroles de greffiers désabusés mais combattifs

Entamé début juillet, le mouvement des greffiers ne faiblit pas. Une journée d'action est organisée ce mardi 19 septembre. C'est un nouvel épisode d'une mobilisation qui s'annonce tenace. Car cette profession, assoiffée de reconnaissance, oscille entre colère et amertume. À Lyon comme ailleurs en France, les greffiers sortent les griffes.

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"On se sent méprisés. Or, sans nous, les greffières et greffiers, pas de justice !" C'est tout le paradoxe pointé du doigt par ces personnels de justice. Toujours discrets, voire invisibles, mais incontournables et surtout indispensables. Le plus souvent taiseux, voire muets, appliqués et consciencieux. C'est cette image néobalzacienne, presque caricaturale et poussiéreuse, qui colle à la peau du greffier en 2023.

Eux se revendiquent dévoués et farouchement attachés au service public. La vocation chevillée au corps, ces fonctionnaires qui œuvrent le plus souvent dans l'ombre et "dans l'intérêt du justiciable", veulent avant tout se faire entendre. Loin de revendiquer une place au soleil, ils réclament une juste reconnaissance de leur place dans la chaîne judiciaire. Ils en font même une affaire d'équité. "C'est une profession qui se tait souvent, rarement en grève. Une question de conscience professionnelle, car on sait qu'il y a des enjeux humains", résume cette greffière principale.

Bien décidés aujourd'hui à sortir les griffes, les greffiers d'aujourd'hui n'ont donc rien de commun avec l'image d'Épinal gravée dans l'imaginaire collectif, celle d'un fonctionnaire souterrain. Mais que réclament au juste ces petites mains de la justice ? Paroles recueillies à Lyon où près de 400 greffiers et greffières, contractuels compris, œuvrent silencieusement pour la justice. Des témoins qui ont préféré conserver l'anonymat, devoir de réserve oblige.

Les illusions perdues

"J'ai passé le concours en 2007, j'étais plein d'ambition et de candeur à l'époque, j'étais jeune et naïf. Je rêvais d'une Justice avec un justiciable au centre des préoccupations de la justice. J'ai vite déchanté. La situation matérielle, je la connaissais, mais j'avais surtout des rêves et des idéaux", explique un greffier plein d'expérience et d'amertume. "Le point central, c'est le justiciable. Or, il est totalement oublié. Sur la chaîne pénale, on rend parfois des décisions qu'on n'exécute pas, faute de temps et de moyens", déplore ce témoin qui pourtant n'a jamais pensé à quitter la profession.

Lorsque des contentieux ne sont pas exécutés, on a le sentiment de travailler pour rien, que notre travail part à la poubelle. Je me mets à la place de la victime : elle a toujours tort, quoi qu'on fasse.

"Si des jeunes viennent me demander des informations sur la profession, je ne dis pas non, mais je les mets en garde", assure ce membre de la chaîne pénale. Désamour du métier ? Phénomène d'usure ? Désillusion. Plus inquiétant : ces mots amers, se retrouvent aussi dans la bouche des nouvelles recrues. C'est le cas d'une jeune greffière du tribunal pour enfants, titularisée en 2020. Même candeur des débutants : "je suis devenue greffière par conviction, pour participer à une société meilleure", confie la jeune professionnelle. Même triste déconvenue pour cette professionnelle qui envisage déjà une reconversion : "j'aime mon métier. Avec le juge, on forme un vrai couple : on travaille ensemble, on vit les mêmes choses. Mais ça a duré deux ans, avant que j'ouvre les yeux sur le manque de reconnaissance (...) En trois ans d'exercice, j'ai eu plusieurs incidents d'audience. Le tribunal pour enfants, c'est un milieu très sensible. À Lyon, c'est un service en souffrance et personne ne veut rester." Le tribunal pour enfants compte une quinzaine de greffiers et huit adjoints.

Sentiment de mépris

"Quand on me demande ce que je fais. On me répond : ha oui ! Vous êtes la personne qui écrit à l'audience ! On me prend souvent pour un scribe" explique avec amusement cette plume de la justice face à la méconnaissance du grand public, celui qui n'a jamais eu à faire à la justice. Ni moines copistes, ni "scribes", les greffiers aspirent surtout à une véritable reconnaissance de la part de leur ministère de tutelle. Tribunal correctionnel, affaires familiales, justice des mineurs, tribunal de police, justice pénale ou civile... Les témoignages vont tous dans le même sens. Tous font entendre les mêmes mots : "sentiments d'humiliation", "mépris", "ignorance", "dernière roue du carrosse". En 2023, le personnel de greffe se sent négligé par le plus haut échelon de la hiérarchie. Ce sont des propos rares qui commencent peu à peu à émerger et qui font écho à un véritable malaise dans cette profession, méconnue du grand public.

Pourtant, pas de justice sans le sceau du greffier. "On est garant de la procédure. Sans greffier, pas de justice, pas d'authentification de la procédure. Si on n'est pas présent à l'audience, elle ne vaut rien. Si on ne signe pas, le jugement ne vaut rien", rappelle avec fermeté la jeune magistrate du tribunal pour enfants. "On convoque les parties à l'audience, on oriente..." précise une autre. "On fait aussi de la veille juridique (...) Le travail des juges n'est rien sans le travail des greffes", ajoute une troisième.

"Grille de la honte" et malaise profond

Le 3 juillet dernier, ces indispensables petites mains de la justice ont fait grève. Une journée morte, des audiences renvoyées. Un événement suffisamment rare pour être souligné. Un mouvement né spontanément des greffes. Après ce premier acte, les greffiers, peu habitués à la contestation, se sont mobilisés une nouvelle fois pour faire entendre leur voix. C'était en septembre dernier. À Lyon, ils se sont rassemblés devant le palais de justice dans le 3ᵉ arrondissement. Certains évoquent une mobilisation historique.

C'est la proposition d'une nouvelle grille indiciaire par la direction des services judiciaires (DSJ) qui a mis le feu aux poudres et cristallisé la colère des greffiers. Une grille synonyme pour la plupart d'un mépris criant de la profession. Cette nomenclature prévoyait notamment un reclassement qui aurait abouti pour certains à des pertes d’échelons et de plusieurs années d'ancienneté moyennant un gain de "quelques euros". "Une grille de la honte par rapport à nos missions, à nos responsabilités et à notre investissement dans ce métier", tempête une greffière principale qui, selon ses dires, aurait perdu cinq ans d'ancienneté et trois échelons si cette grille avait été imposée. Elle a finalement été abandonnée début septembre face à la levée de boucliers. Les personnels de greffe ont pour l'heure obtenu un accord de méthode avec des négociations et discussions à la clef.

Mais cette grille a mis en lumière un malaise bien plus profond : "on s'est tu et on a encaissé trop longtemps ! On nous présente souvent comme les petites mains de la justice. Moi, je pense qu'on est plutôt les esclaves de la justice". Les propos de cette jeune greffière trahissent exaspération et surtout une grande détresse.

À quand une reconnaissance statutaire et indemnitaire ?

Comment en sont-ils arrivés à ce niveau de crispation ? Les greffiers préparent et assistent aux audiences, élaborent les dossiers, rédigent des décisions, jouent les interfaces avec les justiciables… Pour ces engrenages inoxydables de la chaîne judiciaire, le système leur apparaît grippé. Leur situation dans l'impasse.

Pour sauver leur métier, ces infatigables soutiers affichent aujourd'hui ouvertement leurs prétentions. "La reconnaissance passe aussi par une revalorisation des grilles statutaire et indemnitaire". Une réclamation unanime au sein du corps des greffiers. Leur mobilisation finira-t-elle par payer ? La profession, classée en catégorie B et qui réclame un passage en catégorie A, s'est heurtée jusqu'à présent à un refus du ministère. Une incompréhension pour les intéressés. Les greffiers sont recrutés au niveau Bac +2 mais en réalité, les nouveaux entrants présentent "à 90%" un niveau +4 ou +5. "On s'estime légitime à passer en catégorie A ! On connaît l'importance de notre travail. On se bat pour qu'il soit considéré," explique une greffière chevronnée, avec plus de 20 ans dans la profession.

Ce qui fait tourner la machine au quotidien, ce sont les greffiers et les fonctionnaires. On va aux audiences, on authentifie les procédures. Mais d'un point de vue matériel, on est moins considérés que les magistrats.

Du côté du ministère de la Justice, on mettrait en avant pour justifier un tel refus une absence de fonction d'encadrement et une absence de délégation de signatures, rapportent les intéressés.

En matière de revalorisation salariale, les greffiers ont le sentiment de se voir lancer des miettes, au regard des récents avantages "largement mérités" obtenus par les personnels pénitentiaires ou encore par les magistrats. "Les magistrats ont obtenu une revalorisation de 1000 euros mensuels. Nous, on ne gagnerait que quelques dizaines d'euros, c'est ridicule ! On se sent les oubliés de la justice. On se sent invisibles !", confie une greffière aux affaires familiales. Après une décennie passée au greffe correctionnel, son salaire est encore loin des 2500 euros mensuels, salaire moyen dans la profession en fin de carrière. Dernière avancée consentie en matière de salaire : une hausse de 10 points d'indice. Bénéfice pour les greffiers 4,85 euros !

Surcharge de travail... Quid des recrutements ?

"Aux affaires familiales, un cabinet (soit un juge et son greffier) peut rendre près d'un millier de décisions par an", explique cette greffière expérimentée. Dans ce service, un dossier n'équivaut pas à une seule et unique décision. Certains dossiers reviennent sur la table durant plusieurs années, c'est notamment le cas en matière de divorce. Surcharge de travail, tâches difficilement quantifiables, c'est aussi une des réalités du métier. Sa jeune consœur du tribunal pour enfants avoue "passer sa vie au boulot". À la clef, deux week-ends travaillés par mois pour effectuer des heures supplémentaires. À moins de 2000 euros par mois, "on n'a pas une qualité de vie décente", avoue la greffière qui peut travailler jusqu'à 52 heures par semaine et redoute d'y laisser sa santé. En début de carrière, le salaire mensuel brut du greffier dépasse à peine les 1700 euros, hors prime.

Une surcharge de travail — particulièrement en cas d'absence — et un épuisement chronique qui exposent aussi ces personnels au risque d'erreur. Préjudiciable à terme pour le justiciable. Sans compter les délais de traitement des affaires qui s'allongent. "On est le premier interlocuteur des justiciables et on n'est pas d'accord quand on annonce des délais inacceptables ou des audiences tardives", expliquent les greffiers contactés. "On ne veut pas perdre l'envie de travailler pour la justice, on a le sens du service public mais on souffre de rendre une justice dégradée".

Garde d'enfants ou pension alimentaire, certaines décisions peuvent prendre une année scolaire, même si c'est une procédure urgente, m'explique-t-on. Des décisions de justice lourdes de conséquences pour les justiciables. Ils sont une dizaine de greffiers à travailler aux affaires familiales et les délais s'allongent.

Les recrutements et créations de postes, c'est déjà ça, mais ils ne réussiront pas même à compenser les départs en retraite ou le nombre de détachements qui explose, les départs pour changer de profession ou encore les arrêts maladie.

Fin août, le ministère de la Justice a pourtant annoncé son intention de renforcer le corps des greffiers, chiffres à l'appui, pour résoudre cette épineuse question des délais. "Diviser par deux les délais de justice à l'horizon 2027", c'est l'objectif affiché. Un communiqué énonce "la création nette d'au moins 1500 greffiers pour la période 2023-2027". Pour la cour d'appel de Lyon, qui rassemble les tribunaux judiciaires de Lyon, Bourg-en-Bresse, Roanne, Saint-Etienne et Villefranche-sur-Saône, ce sont 71 postes de greffiers qui sont prévus. "53 attachés de justice arriveront également d'ici 2025", précise le ministère. Ce sont 195 postes qui sont annoncés, magistrats compris, pour Lyon.

Mais la réalité du terrain semble hélas rattraper la volonté politique. "La profession est attractive au moment du concours mais au bout de deux ans, certains quittent la profession. Les conditions de travail sont si contraignantes qu'on peine à garder les nouvelles recrues", explique une greffière du tribunal judiciaire.

Un outil informatique inadapté

Tous les greffiers interrogés semblent aujourd'hui parler comme un seul homme même si les situations sont parfois différentes selon les services. Plus ou moins dotés en personnels, avec des horaires plus ou moins extensibles. En correctionnelle, aux comparutions immédiates par exemple, il n'est pas rare que les journées s'étirent jusqu'à une heure du matin, parfois au-delà. "Et quand l'audience est terminée, pour autant la journée n'est pas finie pour les greffiers. On doit tout retranscrire ! Un travail qui peut prendre jusqu'à 45 minutes" explique-t-on au service du greffe correctionnel.

Si les greffiers dénoncent un manque de temps et de moyens, les outils sont également largement critiqués. Cerise sur le gâteau. À l'ère du numérique, tous se disent obligés de fonctionner avec des outils informatiques boiteux, "d'un autre âge". Pointé du doigt : le logiciel Cassiopée, présenté en 2010, comme un parangon d'efficacité. À l'arrivée, il s'est révélé une source de stress et de fatigue pour des personnels déjà à bout. "Le plus triste, c'est qu'on est dans une dictature des statistiques. On remplit des cases, des tableaux. On nous réclame de l'efficacité !".

Une nouvelle journée de mobilisation est aussi prévue ce mardi 19 septembre, à la veille d'une réunion avec la DSJ (direction des services judiciaires). Devant le tribunal judiciaire de Lyon, le rassemblement doit se tenir à partir de 13 heures. Les greffiers misent aussi sur le soutien des magistrats et des avocats. "Avec la mobilisation de juillet, on a pris conscience de ce qu'on vit, de nos conditions de travail. Ça a réveillé quelque chose et ça nous a rapprochés, explique l'une des greffières contactées. Je me sens plus combative que jamais, et pourtant je ne suis pas syndiquée."

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